Un an après son élection, Joe Biden parviendra-t-il à éviter le déclin de la démocratie américaine ?
Biden a été élu dans un moment critique de l’histoire des États-Unis, Joe confrontés à une crise sanitaire, économique, stratégique, politique et morale. Les Américains lui ont donné mandat de réunifier leur nation, de restaurer la puissance et l’image des États-Unis dans le monde, mais surtout de rétablir la confiance dans les institutions démocratiques.
Jamais sans doute depuis l’élection de Franklin Roosevelt en 1932 les attentes n’avaient été aussi fortes tant aux États-Unis qu’au sein des démocraties. Joe Biden en avait conscience, lui qui entendait s’appuyer sur une administration expérimentée pour obtenir des résultats rapides sur le plan sanitaire avec la généralisation de la vaccination, sur le plan économique avec la mise en place de trois plans géants de relance, sur le plan diplomatique avec le réalignement des alliés autour de la priorité absolue donnée au cantonnement de la Chine.
Mais cette mécanique de choc et de vitesse s’est enrayée, et rien n’a fonctionné comme prévu. Les États-Unis comptent désormais 800 000 morts du Covid-19 contre 385 000 fin 2020, en raison du plafonnement du taux de vaccination à 61 % de la population. Obsédé par l’enlisement des plans de relance au Congrès, le gouvernement a négligé les pénuries de matières premières, de semi-conducteurs et de main-d’œuvre tout en occultant le retour en force de l’inflation, qui atteint 6,8 %. Le déficit et la dette publics portés à 13,4 % et 128 % du PIB pourraient ainsi se retourner contre la relance du fait des pertes de pouvoir d’achat et de la hausse inéluctable des taux d’intérêt. Enfin, loin de se pacifier, la société s’installe dans la guerre culturelle et raciale, nourrie par le traitement inhumain réservé aux milliers de migrants haïtiens massés à la frontière mexicaine, par la contestation des conditions de vote dans certains États républicains ou des lois répressives du Texas contre l’avortement, par la politisation des décisions de justice enfin.
Dans l’ordre international, la réintégration des États-Unis dans le concert des nations, symbolisée par leur retour au sein de l’accord de Paris, a tourné court. Le G7, qui devait manifester l’unité et la solidarité de l’Occident avec le Sud face à l’épidémie, a débouché sur un spectaculaire échec : moins de 20 % des habitants des pays pauvres ont bénéficié d’une dose de vaccin. La COP26 a été prise en otage par la dynamique de la nouvelle guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine. L’évacuation précipitée de Kaboul s’est transformée en débâcle et le psychodrame de la création de l’Aukus a semé la zizanie entre les alliés. Le pivot vers l’Asie se heurte aux crises de l’Ukraine et du nucléaire iranien, qui contraignent Washington à se réengager en Europe et au Moyen-Orient. Enfin, le sommet des démocraties des 9 et 10 décembre a surtout mis en lumière leur fragilité et leur hétérogénéité, contrastant avec la confiance affichée par la Chine au cours des échanges du 15 novembre dans le fait que le temps joue en sa faveur.
Un an après son élection, Joe Biden, loin de rassurer les Américains et leurs alliés, a créé le doute sur sa capacité à redresser les États-Unis. La défaite cinglante des démocrates en Virginie et la chute de la popularité du président à 36 % sont de très mauvais augure pour les élections de mi-mandat. La mise en échec des ambitions économiques et sociales de Joe Biden livre ainsi la classe moyenne aux passions identitaires exacerbées par les ravages de la woke culture dans l’éducation et ranime le spectre d’un retour au pouvoir de Donald Trump, qui a pris le contrôle du Parti républicain.
Joe Biden porte une part de responsabilité dans sa présidence entravée. Son leadership souffre de la fragilité de son état de santé et d’une histoire personnelle qui l’ancre dans la guerre froide. Sa vice-présidente, Kamala Harris, déçoit. Son administration se révèle bien moins efficace qu’annoncé. Mais la faiblesse de Biden reflète avant tout le désarroi existentiel de la démocratie américaine. Sa ligne, qui entendait marier stabilisation de la classe moyenne et réalignement des nations libres face aux régimes autoritaires, est mise en échec par les divisions internes des démocrates, la paralysie du Congrès, l’émancipation des États réfractaires et l’opposition de la Cour suprême. Il se heurte à l’incapacité de faire émerger un modèle de croissance inclusive permettant de résorber les tensions sociales et raciales et de renouer les fils brisés de la nation. Il bute surtout sur le divorce croissant de vastes pans de l’opinion avec la démocratie sous l’effet des passions identitaires sur fond des séquelles profondes laissées par l’assaut lancé contre le Capitole le 6 janvier. L’Amérique ne peut être de retour dès lors qu’elle ne s’identifie plus avec la liberté politique autour de laquelle elle a été fondée.
Joe Biden se trouve à une heure de vérité. S’il veut sauver sa présidence, il doit assumer des réorientations drastiques quant à la mise en place d’un passe sanitaire, la lutte contre l’inflation, la priorité donnée aux investissements, l’instauration de règles fédérales pour le droit de vote, la reconfiguration des alliances entre les démocraties. À défaut, le risque est élevé non seulement d’une victoire du trumpisme, mais plus encore d’un basculement des États-Unis dans le chaos. La chute de la seule démocratie en position de superpuissance laisserait alors le champ libre aux ambitions de la Chine et des démocratures.
Voilà pourquoi il faut espérer que Biden se ressaisisse et parvienne à endiguer la désagrégation de la démocratie américaine. Voilà pourquoi les Européens ne peuvent plus s’en remettre aux seuls États-Unis pour préserver leur liberté. Ils doivent construire leur souveraineté stratégique en se dotant des leviers de puissance dont le Covid a souligné la nécessité : une forte capacité de gestion des crises, une industrie et une recherche dynamiques, la préservation de la cohésion sociale, le lien de confiance des citoyens envers les institutions et les dirigeants, la pédagogie de la raison et de la liberté.
(Article paru dans Le Point du 16 décembre 2021)