Le Brésil, le Chili, l’Argentine, le Venezuela s’enfoncent dans la crise. Mais, malgré ce grand bond en arrière, le populisme n’est plus une fatalité.
Après l’Europe et les États-Unis, l’Amérique latine est l’épicentre tant de la vague populiste que de l’épidémie de Covid-19. Le Brésil, où Jair Bolsonaro confirme son statut de « Trump des tropiques » en laissant planer la menace d’une annulation de l’élection présidentielle de 2022 ou d’un coup d’État, en est le symbole. Et ce alors que le Brésil, avec 620 000 morts, est le pays qui compte le plus grand nombre de victimes après les États-Unis et que 20 millions de Brésiliens – soit près de 10 % de la population – sont confrontés à une extrême pauvreté et souffrent de la faim. Au Mexique, le populiste de gauche Andrés Manuel Lopez Obrador affiche un bilan tout aussi désastreux, avec 295 000 morts du Covid-19, la moitié de la population réduite à la pauvreté et le tiers du territoire contrôlé par les narcotrafiquants. En Argentine, le bilan des péronistes est aussi accablant, avec 120 000 morts du Covid-19, un neuvième défaut financier, une inflation de 52 % et le basculement de 42 % des Argentins dans la pauvreté.
La polarisation semble partout l’emporter. L’effondrement de la classe moyenne et la montée de la violence favorisent la poussée de l’extrême droite, à l’image de José Antonio Kast, candidat à la présidence du Chili en 2021. Mais la radicalisation est tout aussi présente à gauche. En témoigne la plongée dans le chaos du Venezuela de Nicolas Maduro, dont la dictature chaviste a amputé le PIB de 75 % depuis 2016, euthanasié la monnaie nationale avec une inflation qui a culminé à plus de 130 000 % en 2018, poussé à l’exil 6 des 29 millions de Vénézuéliens. Le Nicaragua s’enfonce également dans la terreur, sous la férule de Daniel Ortega, caudillo sandiniste, et de sa femme, Rosario Murillo.
Le grand bond en arrière de l’Amérique latine, qui avait paru se libérer des régimes autoritaires et du sous-développement au début du siècle, s’explique d’abord par l’impact ravageur de la pandémie de Covid-19. La récession a été beaucoup plus ample que dans les pays développés, du fait de l’arrêt du secteur informel et des marges de manœuvre réduites des États qui ne disposaient ni de la capacité d’endettement ni de l’expertise de leurs banques centrales pour réassurer l’activité des entreprises et les revenus des ménages. D’où l’explosion du chômage et de la pauvreté. D’où l’envolée de l’inflation, notamment pour l’alimentation et l’énergie. D’où la montée de la défiance envers les dirigeants.
La pandémie est cependant moins l’origine que l’accélérateur de la … régression. Elle est intervenue à l’issue d’une décennie 2010 largement perdue pour la démocratie et le développement, qui avait souligné les fragilités structurelles du continent.
Or la sortie de l’épidémie, très inégale, pourrait conforter les handicaps de l’Amérique latine. La fragmentation de la mondialisation, la réorganisation des chaînes de valeur, les exigences de la transition écologique pénaliseront ses échanges avec le monde développé. Les activités et les emplois détruits alimenteront durablement la pauvreté. La destruction de la classe moyenne fait disparaître le socle de l’émergence et de la démocratie. La dynamique de l’anomie sociale et de la violence politique sera très difficile et longue à inverser.
L’Amérique latine constitue l’un des théâtres majeurs de l’affrontement entre la démocratie et le populisme ainsi que de la confrontation entre les États-Unis et la Chine, qui détermineront l’avenir de la liberté politique au XXIe siècle. Le défi, s’il est mal engagé, n’est pas perdu. La contamination populiste n’est en effet pas générale. Luiz Inacio Lula da Silva en est le symbole : loin de placer son affrontement avec Jair Bolsonaro sous le signe d’une course à la démagogie, il fait campagne autour d’une association entre réforme intérieure et ouverture extérieure. Au Chili également, le candidat de la gauche, Gabriel Boric, a choisi la voie de la modération plutôt que celle de la surenchère avec l’extrême droite. Enfin, en Argentine, les élections législatives et sénatoriales de novembre se sont conclues par une nette défaite des péronistes, qui n’ont réuni que 34 % des voix contre 42 % pour l’opposition libérale.
La résistance à la tentation populiste dépend avant tout des 660 millions de Sud-Américains. Mais les États-Unis et l’Europe peuvent y contribuer puissamment en livrant des vaccins pour les plus pauvres, en restructurant les dettes publiques et privées, en favorisant les échanges de biens et de capitaux, en soutenant l’innovation et la transition écologique. En Amérique du Nord, en Europe et en Amérique latine, le combat qui consiste à protéger la démocratie des passions collectives ainsi que de la fascination pour les hommes forts est commun.
(Article paru dans Le Point du 25 novembre 2021)