La stratégie russe est limpide : créer le désordre et entretenir la peur en Europe, tout en divisant l’Union européenne.
Vladimir Poutine a ouvert la voie à Xi Jinping en s’assurant du pouvoir à vie. La révision de la Constitution de 2020 l’autorise en effet à exercer la présidence de la Russie, qu’il occupe depuis 1999, jusqu’en 2036.
Simultanément, le calvaire infligé à Alexeï Navalny et la fraude massive aux élections législatives de septembre dernier ont éradiqué toute opposition. Ayant les mains libres à l’intérieur, le nouveau tsar entend profiter du trou d’air des démocraties occidentales pour donner un spectaculaire coup d’accélérateur à ses ambitions de puissance en Europe.
L’Union, affaiblie par le Brexit, est paralysée par la mise en place de la nouvelle coalition allemande et par la campagne présidentielle française. Elle se déchire autour de la gouvernance de l’euro et du grand marché, du respect de l’État de droit et des valeurs démocratiques, de l’immigration et du droit d’asile, du contrôle de ses frontières. Dans l’ouest du continent, on communie dans la discorde et le déni des risques stratégiques. À l’est, on agit et on avance sur tous les fronts.
La reconstitution de l’empire russe, tout d’abord. Comme Bachar el-Assad, Alexandre Loukachenko acquitte le prix fort pour le sauvetage de son régime par Vladimir Poutine après les élections truquées d’août 2020. Il a dû signer en septembre un programme d’intégration qui transforme la Biélorussie en protectorat russe. L’organisation des flux de migrants vers la Lituanie et la Pologne est pilotée depuis Moscou, par où transitent désormais les réfugiés. Dans le même temps, la Russie a massé 114 000 hommes à la frontière ukrainienne, faisant planer la menace d’une nouvelle invasion du Donbass. À court terme, l’objectif consiste à entretenir la stratégie de la tension et du chaos pour interdire toute stabilisation et tout développement de Kiev. À moyen terme, il ne fait pas de doute que Vladimir Poutine, qui ne cesse d’invoquer l’unité des peuples russe et ukrainien, vise à réintégrer l’Ukraine dans la sphère d’influence russe dès qu’elle sera suffisamment affaiblie et isolée.
Les démonstrations de force militaires, ensuite. La Russie poursuit la modernisation rapide de son arsenal nucléaire et spatial. Avec pour dernière manifestation la destruction du satellite Kosmos 1408 par un système antisatellite Nudol, au prix de la dispersion de 1 500 débris et de mise en danger de la Station spatiale internationale et de ses cosmonautes.
Loin de la lourdeur et de la rigidité qui caractérisaient l’Union soviétique, la Russie est passée maître dans la conduite de la guerre hybride. Au plan économique, elle a orchestré l’explosion des prix du gaz en limitant son offre, aggravant le choc énergétique qui provoque l’exaspération des consommateurs européens. Et ce afin de faire pression pour la certification et l’ouverture rapide du gazoduc Nord Stream 2, qui consacrera la dépendance de l’Union envers le gaz russe. Au plan technologique, elle multiplie les cyberattaques, y compris sur les hôpitaux et les autorités de santé au beau milieu de la pandémie de Covid, et sème la confusion dans les opinions publiques à grand renfort de fake news sur les réseaux sociaux. Sur le plan politique, elle conforte et finance les mouvements populistes afin de fragmenter et paralyser les démocraties.
La stratégie russe est limpide : créer le désordre et entretenir la peur en Europe, tout en divisant l’Union et en la coupant des États-Unis et du Royaume-Uni. Elle fait le pari de l’impuissance des Européens, tétanisés par la menace du recours à la force armée. Force est de constater qu’elle obtient des résultats, alors qu’elle pourrait aisément être enrayée.
Les coups de force masquent en effet difficilement les faiblesses de la Russie. La population diminue de 500 000 personnes par an, auxquelles s’ajoutent 900 000 morts du Covid.
L’économie se réduit à la rente des hydrocarbures et des matières premières (65 % des exportations), vouée à disparaître, sans parvenir à se diversifier.
La Russie n’est forte que de l’inconséquence et de la pusillanimité des Européens. Face au défi géopolitique lancé par Moscou qui transforme les migrants en armes de déstabilisation massive de la démocratie, ils se divisent – l’Allemagne ayant cédé en engageant des discussions directes avec Loukachenko sur l’accueil des réfugiés – et ne réagissent que par des sanctions a minima. Il faut espérer que l’activisme de Poutine finisse par provoquer un réveil stratégique de l’Union. En poussant les Allemands à rompre avec leur mercantilisme irénique pour assumer leurs responsabilités dans la défense du continent. En alignant les intérêts des Européens autour du contrôle des frontières extérieures du continent et de la riposte à la guerre hybride engagée par les démocratures.
Ce doit être, à travers la « Boussole stratégique », la priorité de la présidence française de l’Union.
(Chronique parue dans Le Figaro du 22 novembre 2021)