L’Éthiopie, l’une des locomotives du continent africain, est plongée dans un chaos dont la responsabilité incombe à son seul Premier ministre.
En 2019, l’Éthiopie illustrait le renouveau de l’Afrique. Son économie s’industrialisait, progressant de plus de 10 % par an, ce qui avait réduit de moitié la pauvreté et porté l’espérance de vie de ses 115 millions d’habitants de 40 à 65 ans. Son Premier ministre, Abiy Ahmed, figure de proue des réformes libérales, avait reçu le prix Nobel de la paix pour avoir mis fin à la guerre de vingt ans contre l’Érythrée. Aujourd’hui, l’Éthiopie a suspendu sa Constitution et est de nouveau livrée au fracas des armes et aux atrocités de masse.
La responsabilité de la tragédie qui a transformé l’une des locomotives du continent africain en champ de bataille incombe à Abiy Ahmed. À l’égal d’une autre Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi, complice du génocide des Rohingyas en Birmanie, il a été emporté par la démesure. Au prétexte de préserver l’unité du pays autour des Amharas et de poursuivre sa modernisation de manière autoritaire, il a déclenché une guerre civile qui se retourne désormais contre lui. Ahmed s’est saisi du maintien des élections régionales par le Tigré pour, le 4 novembre 2020, y envoyer l’armée fédérale. En réalité, ce furent les milices amharas et les troupes érythréennes qui envahirent la région rebelle. Leurs exactions provoquèrent le déplacement de plus de 2 millions de réfugiés et galvanisèrent les troupes tigréennes. Elles reconquirent la province en juin, puis, fin octobre, investirent les villes stratégiques de Dessié et Kombolcha sur la route d’Addis-Abeba, qui pourrait tomber très prochainement.
Le chaos qui emporte l’Éthiopie résulte de quatre erreurs fatales d’Abiy Ahmed :
- La promotion d’un modèle centralisé en contrepartie de la libéralisation économique ;
- Son adossement aux Amharas (28 % de la population), qui a entraîné l’alliance des Tigréens (6 % de la population) et des Oromos (35 %) ;
- La sous-estimation du rapport de forces militaire entre les Tigréens, qui contrôlèrent l’armée de 1991 à 2018, et une armée fédérale décimée par la mise à l’écart et les défections des officiers qui constituaient sa colonne vertébrale ;
- L’appel aux troupes érythréennes et le nettoyage ethnique pratiqué au Tigré.
L’Éthiopie se trouve aujourd’hui aspirée par une spirale de violence qui rappelle celle dans laquelle se trouve la Syrie. La guerre civile se radicalise, notamment sous l’influence d’Ahmed, avec des appels à l’extermination des ethnies rivales qui font écho à l’escalade qui mena au génocide rwandais. L’économie est exsangue. Les famines, caractéristiques des terribles années Mengistu, sont de retour.
Naguère stable, l’Éthiopie devient un accélérateur de la déstabilisation de la Corne de l’Afrique, qui s’ajoute à la dictature d’Issayas Afeworki en Érythrée, à la fracture du Soudan autour du coup d’État militaire, à la partition de la Somalie entre seigneurs de la guerre depuis trente ans. Toute l’Afrique du Nord-Est pourrait s’embraser si l’Égypte profitait de la guerre civile éthiopienne pour appliquer ses menaces de frappes aériennes sur le barrage de la Renaissance, construit sur le Nil Bleu. La communauté internationale est divisée, Chine et Russie soutenant Abiy Ahmed et mettant leur veto à toute prise de position de l’ONU.
L’Éthiopie, siège de l’Union africaine, incarne la situation critique de l’Afrique au sortir de la pandémie de Covid-19. Elle a semblé échapper, à l’orée du XXIe siècle, à la fatalité du mal-développement grâce à un décollage arrimé à la mondialisation, à la constitution d’une classe moyenne, au progrès de l’État de droit, à une dynamique d’intégration portée par le projet de grand marché continental. Son émergence est aujourd’hui compromise par le retour en force des conflits armés, par la poussée du djihadisme, par la multiplication des coups d’État et des dictatures.
L’enfermement de l’Afrique dans le chaos serait tragique pour le continent, mais aussi pour l’Europe. Les Africains, qui, en 2050, seront 2,5 milliards – dont une moitié de moins de 25 ans – seront prêts à tout pour échapper à la misère, à l’oppression et à la violence. L’Afrique n’est pas notre continent, mais c’est l’une des clés de notre avenir.
(Article paru dans Le Point du 18 novembre 2021)