Il est du devoir des démocraties occidentales de soutenir la société civile turque et de se montrer fermes face à Erdogan.
La dérive autocratique et antioccidentale de Recep Tayyip Erdogan a connu une brutale accélération avec son annonce, annulée in extremis, d’expulser les ambassadeurs de dix pays censés être les principaux alliés de la Turquie, au premier rang desquels les États-Unis, la France et l’Allemagne. Cette stratégie de la tension est absurde, au moment où Erdogan tente de convaincre Joe Biden de lui vendre 80 avions de combat F-16 pour moderniser son armée de l’air. Elle constitue la dernière carte d’un régime aux abois, qui cherche à ériger l’Occident en responsable de l’effondrement économique et de l’isolement de la Turquie, alors que se profilent les élections législatives et présidentielle de juin 2023.
Sur le plan intérieur, la liquidation de l’héritage de Mustapha Kemal, symbolisée par la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, la mise en place d’un État AKP et la suspension de l’État de droit, illustrée par la détention sans jugement, depuis quatre ans, du philanthrope Osman Kavala, rencontrent de plus en plus de résistance. Un temps anesthésiée par le déchaînement des passions nationalistes et religieuses ainsi que par la violence de la répression, la société turque se réveille. L’inquiétude croît face à la crise économique et sociale ; aux tensions que fait naître la présence de 5 millions de réfugiés ; à l’impéritie du gouvernement concernant l’épidémie de Covid-19 et le désastre écologique ; à la corruption et aux liens qu’entretiennent le président et ses proches avec le crime organisé, dévoilés par le chef mafieux Sedat Peker.
Sur le plan économique, la Turquie se dirige vers la stagflation et une crise financière majeure. La stratégie brandie par Erdogan d’une croissance à tout prix, soutenue par le crédit bancaire, atteint ses limites. L’activité progressera de 9 % en 2021 mais devrait retomber autour de 3 % en 2022. Elle est minée par l’inflation, qui s’élève à 19,6 % par an, par un chômage structurel qui touche 12,2 % de la population active et surtout par la dégradation de la position extérieure. La livre a de nouveau perdu un quart de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année, alors que les réserves de change sont négatives et que la dette extérieure s’élève à plus de 60 % du PIB.
Sur le plan diplomatique, le pays est de plus en plus isolé, avec pour ultimes soutiens le Qatar, l’Algérie, ses affidés de Tripoli et de Bakou ainsi que les Frères musulmans, dont l’influence ne cesse de reculer. Il est marginalisé au sein de l’Otan et n’a plus accès aux armes américaines de dernière génération depuis le déploiement des batteries russes S-400. Du chantage aux réfugiés à la mobilisation des communautés émigrées contre leur pays d’accueil en passant par les coups de force en Méditerranée ou à la violation de la souveraineté de la Grèce et de Chypre, la Turquie a obligé l’UE à rompre avec sa passivité. Enfin, les relations se tendent avec Moscou, Vladimir Poutine ayant opposé une fin de non-recevoir à la demande de renforcement de la coopération militaire, en raison de positions antagonistes en Syrie, dans le Caucase et en Libye.
Les élections municipales de 2019 se sont déjà conclues par une cinglante défaite de l’AKP. La contestation monte dans les classes moyennes urbaines, parmi la jeunesse (la moitié des 86 millions de Turcs a moins de 30 ans) et chez les femmes, qui ne sont plus que 40 % à porter le voile, contre 63 % en 2008. Surtout, l’opposition turque est en passe de réaliser son unité dans la perspective des échéances électorales de 2023.
La Turquie ne se confond pas avec Recep Tayyip Erdogan et finira par absorber le national-islamisme de l’AKP comme le buvard boit l’eau. Il est temps pour les démocraties occidentales de se projeter dans l’après-Erdogan en définissant une stratégie de long terme. Celle-ci doit associer la plus extrême fermeté face aux atteintes à l’État de droit et aux agressions en chaîne de l’autocrate d’Ankara à une ouverture vers la société civile turque.
Le régime d’Erdogan n’est fort que de l’invraisemblable faiblesse des démocraties à son égard. Il doit désormais être placé face à ses responsabilités. Si la Turquie est légitime à faire valoir des revendications sur certains espaces maritimes, elle ne peut le faire que dans le cadre du droit international. Son appartenance à l’Otan est incompatible avec l’achat d’armements russes ou chinois comme avec la prise à partie des forces de ses alliés au Moyen-Orient ou en Méditerranée. La poursuite des manquements à ses engagements devrait conduire à la mise en place d’un cantonnement strict combinant mise au ban du G20 et de l’Otan, embargo sur les ventes d’armes et sanctions commerciales, notamment de la part de l’Union, qui assure 41 % des exportations et 33 % des importations turques.
Les démocraties occidentales ont par ailleurs vocation à soutenir la société civile turque dans sa résistance à la machine de guerre civile de l’AKP. Le destin de la Turquie n’appartient qu’aux Turcs. Il leur reviendra de décider en 2023 du basculement de leur pays dans une démocrature islamiste ou de son retour à la démocratie. Encore faut-il qu’ils puissent se prononcer en toute conscience et non sur un fond de mensonges et de terreur d’État.
(Article paru dans Le Point du 4 novembre 2021)