Le péril que représente pour l’Europe la démocratie illibérale inventée par Viktor Orban pour la Hongrie a longtemps été sous-estimé.
L’Union européenne vit un moment critique. Après un temps de sidération et de confusion, l’épidémie de Covid lui a permis de faire la preuve de son utilité pour les nations qui la composent comme pour leurs citoyens. La gestion mutualisée des vaccins a permis de traiter les trois quarts de la population, tandis que le plan de relance Next Generation EU et la stratégie monétaire expansionniste de la Banque centrale européenne ont enclenché une reprise dynamique de l’activité de 5 % en 2021 et contenu le chômage à 6,9 % de la population active. Simultanément, une prise de conscience s’est opérée et les initiatives se multiplient pour relancer l’investissement dans l’industrie et la recherche, accélérer la transition écologique, réduire la dépendance aux États-Unis pour la technologie et à la Chine pour les biens de consommation courante, renforcer la sécurité du continent. Mais la naissance d’une Europe plus politique et mieux armée pour affronter les défis du XXIe siècle menace d’être brisée net par la sécession de certains pays d’Europe centrale et orientale, qui contestent tant les valeurs démocratiques que le primat du droit européen.
Le péril que représente pour l’Union la démocratie illibérale inventée par Viktor Orban et adoptée par la Pologne du PiS a longtemps été sous-estimé. La corruption intérieure de la construction européenne par les régimes illibéraux et les mouvements populistes qui s’en réclament est plus dangereuse encore que le Brexit, qui tourne à la déroute et joue désormais en faveur de l’intégration européenne. Le statu quo n’est dès lors plus tenable.
Le défi lancé par la démocratie illibérale à l’Union n’est pas juridique mais politique. La décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 qui revendique le primat de la Constitution polonaise sur le droit européen n’est qu’un leurre. Sous l’apparent conflit autour de la hiérarchie des normes et des juridictions pointe le véritable contentieux qui touche à la liberté politique. Le contentieux ne porte pas sur la souveraineté de la Pologne, qui n’est pas plus menacée que celle du Royaume-Uni, mais sur la démocratie. Or celle-ci ne se limite pas au suffrage universel mais implique le respect de l’État de droit, la protection des minorités et des libertés individuelles.
Nul ne conteste à la Pologne ou à la Hongrie, pas plus qu’aux autres pays membres, la possibilité de disposer d’un droit de la famille ou de la citoyenneté qui leur soit propre et corresponde à leur histoire et à leur culture. En revanche, la suppression des contrepouvoirs, la mainmise de l’exécutif sur la justice, le contrôle par l’État de l’économie, des médias ou des universités, l’institutionnalisation de la corruption, l’oppression des minorités, la discrimination des homosexuels ou des Roms sont incompatibles avec les principes fondateurs de l’Union.
Le grand marché et l’euro constituent des acquis majeurs de l’Union. Pour autant, la construction communautaire n’a jamais été réduite à un marché ou à un guichet. Son objectif, dès l’origine, fut politique : la reconstruction du continent sur la paix et la liberté. En la rejoignant, l’Espagne et le Portugal en 1986, puis les anciennes démocraties populaires en 2004 n’ont pas fait seulement le choix d’une économie sociale de marché et d’une aide puissante à leur redéveloppement mais d’abord d’un ancrage démocratique. Par ailleurs, le grand marché, l’euro ou l’espace de libre circulation ne peuvent fonctionner que pour autant qu’ils sont adossés à un droit européen qui s’impose aux États membres. Le refus de la primauté du droit européen est donc incompatible avec l’appartenance à l’Union.
L’Union, sauf à mettre en risque son existence, ne peut laisser la Pologne et la Hongrie continuer à violer les traités européens, nier leurs engagements et mépriser leurs partenaires, à l’image de la Turquie d’Erdogan vis-à-vis de ses alliés de l’Otan. Elle doit rompre avec sa passivité et sa pusillanimité pour les placer devant leurs responsabilités. Soit l’acceptation des principes européens et de la loi commune. Soit la suspension de leur droit de vote et des versements effectués au titre des fonds structurels et du plan de relance.
La clarification est indispensable à la survie de l’Union, comme le montre la contagion des propositions pour défaire les traités européens, notamment en France à l’occasion de la campagne présidentielle.
L’Union est unie dans la diversité ; elle ne peut être divisée par le nihilisme. Elle doit certes tirer les leçons de ses erreurs dans la gestion des chocs et des risques du XXIe siècle. Mais elle doit avant tout réaffirmer les valeurs qui fondent sa civilisation face aux démocraties illibérales, en se rappelant que le premier signe de la mort d’une démocratie consiste toujours dans la désintégration de l’État de droit.
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 octobre 2021)