Après le choc de la publication du rapport Sauvé, l’institution catholique n’a plus le choix et doit opérer urgemment une réforme en profondeur.
La publication du rapport sur les violences sexuelles dans l’Église catholique en France de 1950 à 2020, rendu par la commission présidée par Jean-Marc Sauvé, a provoqué un séisme à la hauteur de l’ampleur du scandale dévoilé, qui remet profondément en cause l’Église en tant qu’institution.
Les constats sont d’autant plus glaçants que la méthodologie utilisée, recourant aux techniques des sciences humaines, est objective et difficilement contestable : traitement de 6 471 témoignages ; étude socio-anthropologique des victimes et des auteurs d’agressions sexuelles ; réalisation de plus de 200 auditions ; analyse systématique des archives. Depuis 1950, 216 000 mineurs ont été abusés par des membres du clergé, 330 000 si l’on ajoute les violences perpétrées par des laïques. Le nombre de prêtres auteurs d’agressions sexuelles serait compris entre 2 900 et 3 200, 34 % des agressions étant le fait de laïques. Ces données ne prennent pas en compte les abus commis sur des majeurs, notamment des religieuses ou des séminaristes victimes d’un engagement d’obéissance détourné en emprise. Ces violences de masse auraient culminé de 1950 à 1970, avant de refluer jusqu’en 1990 et de se stabiliser depuis.
La conclusion est nette. L’Église catholique est, en dehors de la famille, le milieu où la prévalence des violences sexuelles est la plus élevée (1,16 % des 5,4 millions de mineurs agressés depuis 1950, contre 3,7 % par un membre de leur famille). La pédophilie dans l’Église ne renvoie pas à des dérives personnelles mais constitue bien un fléau systémique. C’est la faillite d’une institution qui n’a ni voulu ni su prévenir, reconnaître et traiter le mal.
Cette réalité appelle une thérapie de choc. La commission recommande ainsi que l’Église reconnaisse sa responsabilité dans les violences, même prescrites, et indemnise les victimes sur une base individuelle et non pas forfaitaire (mais l’Église de France est-elle solvable ?). Au risque d’outrepasser son mandat, la commission demande aussi des réformes fondamentales de l’Église : l’introduction du pluralisme et le renforcement du rôle des laïques, notamment des femmes ; la levée du secret de la confession pour les violences sexuelles sur mineurs ; le renforcement de la formation et de l’évaluation des religieux…
Le grand mérite de la commission est d’avoir fait œuvre de vérité, en démontrant que l’Église n’est pas moins touchée par la pédophilie en France qu’aux États-Unis, en Irlande ou en Allemagne. Mais elle place l’Église de France dans une situation intenable. Face à la révélation de l’immensité des crimes, cette dernière n’a d’autre choix qu’accepter en bloc conclusions et recommandations. En témoigne la tempête médiatique et politique déclenchée par Mgr de Moulins-Beaufort quand il a tenté maladroitement de justifier le caractère inviolable du secret de la confession au nom de la supériorité des lois de Dieu sur celles de la République.
Il ne peut être question de mettre l’Église ou son clergé sous la tutelle des États ou de prétendre leur appliquer les principes qui régissent la décision publique ou les mœurs de la société civile. Pour autant, le statu quo est impossible. L’Église doit utiliser le Synode ouvert par le pape François, le 10 octobre, pour se transformer, dans quatre domaines au moins. La gouvernance, avec un besoin de contre-pouvoir – évêques ou responsables de communautés –, et de décentralisation, avec un rôle accru des laïques, et en tout premier lieu des femmes. Le tabou qui continue à entourer la sexualité et qui creuse un fossé entre l’Église et ses fidèles. L’évaluation des vocations, la formation et le suivi des religieux. Enfin, le rapport entre la « cité de Dieu » et la cité des hommes qui impose une révision profonde du droit canon.
Il est grand temps de cesser d’envisager l’Église pour l’Église pour la repenser et l’organiser autour de Dieu et des fidèles. Le pape François en a visiblement conscience. Comment pourrait-il en effet défendre la fraternité des hommes, les biens communs de l’humanité, l’engagement auprès des plus pauvres, le refus de la violence, tout en acceptant que l’Église continue à utiliser son autorité et ses pouvoirs pour abuser les plus vulnérables des vulnérables, à savoir les enfants ? Du reste, l’enjeu de cet aggiornamento dépasse l’Église. Le destin du XXIe siècle, confronté au retour en force de la religion, y compris dans sa version la plus fanatique et violente, dépendra en effet largement de la réussite ou de l’échec de la réconciliation de la foi avec la raison et la liberté.
(Article paru dans Le Point du 14 octobre 2021)