À la guerre froide dans le Pacifique répond le vide de sécurité créé par la double implosion de l’Otan et de la défense européenne.
Le naufrage orchestré par les États-Unis du « contrat du siècle » conclu par la France et l’Australie sur la vente de douze sous-marins Barracuda a ouvert une crise diplomatique sans précédent depuis la décision du général de Gaulle de se retirer du commandement militaire intégré de l’Otan en 1966. Sous le contentieux commercial et industriel sont en jeu la réorganisation des priorités stratégiques et l’avenir des alliances dans un monde qui bascule vers l’Asie et que le totalitarisme chinois entend dominer. Sous l’humiliation infligée à la France pointe la marginalisation de l’Europe, exclue de l’accord Aukus au profit du Royaume-Uni.
Le « contrat du siècle » n’était qu’un accord-cadre comportant plusieurs phases avec autant de possibilités de sortie pour l’Australie, et non pas un engagement ferme portant sur 56 milliards d’euros. L’Australie n’a respecté ni son esprit ni sa lettre. Mais la France a cumulé comme souvent excès de communication politique et déficit de gestion opérationnelle de l’accord.
Le monde s’est considérablement transformé depuis 2016, date de la signature du « contrat » australien. La menace chinoise a changé de nature et d’intensité avec la fortification de la mer de Chine du Sud, l’annexion de Hongkong, le siège de Taïwan, les affrontements frontaliers avec l’Inde. L’Amérique de Donald Trump lui a facilité la tâche en se retirant du Pacte transpacifique et en multipliant les contentieux commerciaux avec ses alliés asiatiques. L’Australie n’a plus seulement besoin de sous-marins performants mais d’une réassurance stratégique que seuls les États-Unis de Joe Biden peuvent lui proposer.
Barack Obama parlait du pivot vers l’Asie ; Joe Biden l’a fait, en révisant la hiérarchie des menaces, des alliances et des alliés. La guerre contre le terrorisme est close depuis le départ de Kaboul. Le redéploiement dans le Pacifique pour répondre au défi chinois devient la priorité absolue. Les États-Unis ne pouvant y parvenir seuls, ils l’organisent sous bannière anglo-saxonne, avec l’Aukus qui s’inscrit dans la continuité de l’accord Five Eyes sur le renseignement. Certaines alliances et certains alliés pèsent beaucoup plus que d’autres : la France mais aussi l’Otan sont relégués en deuxième rang, en même temps que la menace russe.
L’exécution diplomatique du retrait de Kaboul et de la création de l’Aukus est calamiteuse, cumulant le pire du revirement d’Obama sur la Syrie en 2013 et de l’unilatéralisme de Trump.
Le style et le tempo comptent autant que le contenu des décisions dans un monde où la communication est reine. En faisant preuve d’une légèreté et d’une déloyauté rares, en affichant leur mépris pour la France et l’Europe, les États-Unis font le jeu de la Chine et des régimes autoritaires qu’ils prétendent combattre.
La création de l’Aukus accélère la mise en place d’une nouvelle guerre froide dans le Pacifique avec une configuration qui n’est pas sans rappeler celle de l’Europe de 1914. La Chine de Xi réédite l’erreur de l’Allemagne de Guillaume II en cherchant à anticiper par la force le basculement de puissance en sa faveur. Les États-Unis peuvent être tentés de bloquer son expansion pendant qu’il est encore temps. Deux coalitions se font désormais face avec les États-Unis, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Taïwan et peut-être l’Inde d’un côté ; la Chine, la Russie, l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan des talibans de l’autre.
Taïwan joue le même rôle de détonateur que les Balkans au début du XXe siècle.
Le destin du XXIe siècle se joue en Asie, ce qui marginalise l’Europe et achève de vider l’Otan de sa substance. Par ailleurs, l’accord Aukus qui semble donner un début de réalité à l’utopie d’une « Global Britain » après le Brexit sonne le glas du traité de Lancaster House, qui constituait le seul accord militaire opérationnel européen. Il exacerbe aussi les divergences au sein de l’Union, limitant les chances de la France de faire progresser au cours de sa présidence le projet de son autonomie stratégique. À la configuration de guerre froide qui se met en place dans le Pacifique répond le vide de sécurité créé par la double implosion de l’Otan et de la défense européenne.
La France paie chèrement une rhétorique de la puissance déconnectée des moyens de la puissance. Son effondrement économique et social débouche inéluctablement sur son déclassement stratégique. Aux États-Unis de se rappeler que les alliés les plus efficaces ne sont pas forcément les plus alignés. Aux Européens de se rappeler que l’adieu aux armes est le plus sûr chemin vers la servitude.
Aux Français de se rappeler qu’il n’est pas de diplomatie crédible sans capacité à recourir à la force armée, et qu’il n’est pas d’armée durablement performante au sein d’un État, d’une économie et d’une nation en ruine.
(Chronique parue dans Le Figaro du 27 septembre 2021)