L’auteur polémique du « Choc des civilisations » ne se trompa pas sur toute la ligne. Il alerta avant l’heure sur la crise de nos démocraties.
Au moment de la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama remit au goût du jour l’idée hégélienne de fin de l’Histoire. Inversant l’interprétation qu’en donna Marx, prédisant la disparition inéluctable du capitalisme, il annonça le triomphe de la démocratie et de l’économie de marché ainsi que la disparition des conflits majeurs, rendus impossibles par la mondialisation. Cette vision irénique de l’histoire du XXIe siècle s’effondra le 11 septembre 2001 avec les tours du World Trade Center.
De fait, les idéologies ne se sont pas volatilisées avec l’implosion du soviétisme, comme le montre la dérive maoïste de la Chine de Xi Jinping, mais cohabitent avec le retour en force des passions nationales et religieuses. La mondialisation débouche sur l’éclatement du système international et la résurgence possible de conflits majeurs : en témoigne la guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine et qui vient de s’accélérer avec l’accord Aukus, qui lie Washington, Londres et Canberra. Au lieu de s’achever, l’Histoire a brutalement accéléré avec l’enchaînement des guerres perdues contre le terrorisme, le krach de 2008 et la pandémie de Covid. Vingt ans après les attentats du 11 Septembre, Oussama ben Laden a largement gagné, donnant tort à Disraeli, qui soutenait que « l’assassinat n’a jamais changé l’Histoire ».
Le démenti des thèses de Fukuyama n’a pas été porté au crédit de son principal contradicteur, qui fut aussi son professeur, Samuel Huntington. Sa théorie du choc des civilisations pense l’histoire du XXIe siècle autour de huit grandes civilisations, définies par les religions qui forment leur socle moral et politique. Elles sont destinées à entrer en conflit pour des raisons identitaires et non plus politiques ou économiques, dès lors que « le rideau de velours de la culture a remplacé le rideau de fer de l’idéologie ». L’Occident doit ainsi renoncer à ses rêves universalistes et s’unir autour des États-Unis pour sauvegarder la liberté politique.
Inspirée par le principe cher à Max Weber d’une « guerre inexpiable entre les dieux », la version noire de la mondialisation vue par Huntington fut unanimement critiquée. Et il est vrai qu’elle pèche par esprit de système. Le monde musulman, loin d’être unifié, est déchiré entre sunnites et chiites. Les conflits ne sont pas seulement culturels mais aussi idéologiques, économiques et technologiques. La guerre est plus que jamais un caméléon aux dimensions multiples, mêlant conflits ethniques et religieux mais aussi rivalités entre nouveaux empires.
Pour autant, il faut rendre justice à Samuel Huntington en ce qu’il est le premier à avoir perçu l’esprit tragique du XXIe siècle et mesuré les risques qui pèsent sur les démocraties. La religion n’a pas le monopole des conflits mais il est vrai qu’elle joue un rôle central tant dans le djihadisme que dans les démocratures qui l’instrumentalisent, à l’image de la Russie de Poutine ou de la Turquie d’Erdogan. La haine de l’Occident fonde un rapprochement aussi improbable qu’inquiétant entre la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Afghanistan des talibans.
Enfin, force est de constater que les mises en garde de Huntington envers les interventions militaires destinées à exporter le modèle occidental – qui le distinguent des néo conservateurs – ont été tristement validées par les désastres en chaîne d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie, de Libye et du Mali.
Samuel Huntington a également eu raison sur la gravité de la crise des démocraties, sans équivalent depuis les années 1930, et sur leur corruption intérieure par les revendications identitaires, déchaînées par les réseaux sociaux. Le wokisme est une arme fatale contre tout ce qui fit le succès de l’Occident, à savoir la connaissance et la science – remplacées par le militantisme –, la raison et la notion de bien commun. Il a pour pendant une autre passion identitaire, celle du nationalisme et de la xénophobie, portés par l’extrême droite.
La remise sous contrôle de la violence passe par le rétablissement d’une forme d’ordre international qui peut être obtenu de trois façons : la domination impériale, qui constitue l’objectif de la Chine de Xi Jinping et qui doit être combattue par tous les moyens ; la loi commune, qui est hors de portée du fait de l’intensité des conflits entre les valeurs ; l’équilibre maintenu par la force et la raison, qui a longtemps prévalu dans le concert des nations européennes puis lors de l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique. Cette troisième solution, vitale, suppose de sortir du déni sur les menaces qui pèsent sur la liberté, de refaire l’unité des nations en désarmant la guerre culturelle, de réinvestir dans la sécurité – notamment en Europe –, de refonder une alliance des démocraties qui ne dépende plus des seuls États-Unis. La liberté politique, comme principe de reconstruction des démocraties et de déstabilisation de leurs ennemis, reste le seul antidote efficace contre le choc des civilisations.
(Article paru dans Le Point du 23 septembre 2021)