Le déficit de croissance et l’explosion des inégalités ne peuvent trouver de solutions que par un changement du capitalisme.
L’épidémie de Covid a provoqué un changement de paradigme de la politique économique. Dans la continuité du krach de 2008, le protectionnisme a remplacé le libre-échange. Les interventions de l’État prennent le pas sur le capitalisme actionnarial. La priorité va à la réindustrialisation et non plus à la finance. La hausse illimitée des déficits et des dettes pour conforter la croissance et l’emploi se substitue à la lutte contre l’inflation.
Après la récession historique de 2020, la reprise est très forte, même si elle reste hétérogène. Elle s’accompagne de fait d’un spectaculaire retour de l’inflation.
Elle atteint 5,3 % par an aux États-Unis, 3 % en Europe, 4 % en Allemagne et 2,2 % en France.
Les banques centrales des pays du Nord s’appuient sur trois arguments pour affirmer que l’inflation serait temporaire et vouée à disparaître rapidement.
Les circonstances de la sortie de l’épidémie de Covid sont uniques et transitoires, associant une frénésie de consommation des ménages dopée par leur épargne forcée d’un côté, une pénurie de l’offre de l’autre. Les hausses de prix se concentrent dans certains secteurs, notamment l’énergie (+ 25 % aux États-Unis et 15 % dans la zone euro), les biens industriels (+ 7,7 % aux États-Unis et 2,7 % dans la zone euro) et l’alimentation (+ 3,7 % aux États-Unis et 2 % dans la zone euro). Enfin, le pic du mouvement serait passé, particulièrement pour le pétrole, dont le prix a bondi de 17 à plus de 70 dollars le baril en un an.
Ces facteurs conjoncturels sont incontestables. Mais ils ne doivent pas occulter les changements structurels. L’inflation sous-jacente augmente partout et s’élève désormais à 4 % aux États-Unis. La contagion s’étend aux salaires, avec pour illustration la France avec le feu d’artifice de décisions et de propositions de hausse de la rémunération des fonctionnaires et des salaires ainsi que la revalorisation du smic au 1er octobre – alors même que le pouvoir d’achat a progressé de 1,4 % en 2020 et que les Français ont accumulé 157 milliards d’euros d’épargne.
Surtout, les enquêtes montrent que les anticipations inflationnistes sont en passe de s’ajuster sur le niveau de la hausse des prix parmi tous les acteurs de l’économie, consommateurs, producteurs, distributeurs et décideurs publics – à l’exception notable des marchés financiers qui veulent croire que les déversements de liquidités et les taux bas relèvent d’un régime permanent.
Ces anticipations sont parfaitement fondées car elles prennent en compte les transformations profondes du système et des politiques économiques.
La mondialisation libérale, profondément fragilisée par le krach de 2008, a été enterrée par la pandémie de Covid.
La Chine n’est plus un pays à bas coûts ; elle se ferme et cherche à conforter les revenus de la classe moyenne, supprimant le premier vecteur de l’effondrement des prix des biens industriels depuis la fin du XXe siècle.
Le poids de ces mutations se trouve amplifié par les politiques économiques engagées depuis 2008. Milton Friedman soulignait à juste titre que l’inflation est toujours un phénomène monétaire. Les torrents de liquidités déversés dans les pays développés par les banques centrales et les budgets publics face à une production stagnante ne peuvent trouver d’autre débouché, tôt ou tard, qu’une forte hausse des prix.
Dans des économies qui sortent d’un cycle de croissance faible, de fortes inégalités et de surendettement généralisé, la résurgence de l’inflation comporte quelques avantages. Elle aidera à gérer le surendettement des États, des entreprises et des ménages, tout en facilitant les ajustements salariaux entre les secteurs en déclin et ceux en expansion. En revanche, elle ne peut ni générer de gains de productivité, ni réduire les inégalités.
La combinaison durable d’une inflation modérée et de taux bas relève de la chimère. La complaisance des banques centrales, même si elles sont désormais dépendantes des gouvernements, ne pourra être éternelle. Les marchés réagiront aux anticipations avec d’autant plus de vigueur que leur réveil sera tardif.
Le risque est donc élevé à partir de 2023 d’un ciseau entre la hausse de l’inflation et la baisse de la croissance, sur fond de hausse des taux. C’est précisément la configuration qui conduirait au défaut en chaîne des États et des entreprises surendettés. Le déficit de croissance et l’explosion des inégalités ne peuvent trouver de solutions que par un changement de mode de régulation du capitalisme. L’inflation est un déséquilibre supplémentaire et non pas une solution, comme l’avait bien compris Hemingway : « La première panacée pour une nation mal dirigée est l’inflation monétaire. La seconde est la guerre. Toutes deux apportent prospérité temporaire et destruction indélébile. Toutes deux sont les refuges des opportunistes économiques et politiques. »
(Chronique parue dans Le Figaro du 20 septembre 2021)