Après quatre décennies d’expansion spectaculaire, l’empire du Milieu amorce un virage régressif. Une véritable opportunité pour les nations libres.
Au XVe siècle, la Chine et l’Europe divergèrent. La Chine, alors la première puissance mondiale, se referma. Elle mit brutalement fin en 1433 aux expéditions maritimes qu’avait conduites l’amiral Zheng He de l’Asie du Sud-Est à la péninsule arabique et à la côte orientale de l’Afrique, sanctuarisa sa bureaucratie, figea son mode de production extensif fondé sur le travail. Au même moment, l’Europe engagea la première mondialisation et s’orienta vers une économie intensive en capital. L’Empire chinois se replia sur lui-même avant de connaître un long déclin, tandis que l’Occident prenait le contrôle de l’Histoire.
Si Mao rendit à la Chine sa souveraineté, c’est Deng Xiaoping qui en refit une grande puissance en lançant en 1978 les « Quatre Modernisations ». L’ouverture de la Chine à l’économie de marché, aux capitaux étrangers et aux technologies lui permit d’effectuer le décollage le plus spectaculaire de l’Histoire pour redevenir, en quatre décennies, la première économie de la planète en parité de pouvoir d’achat. Xi Jinping, à l’occasion du centenaire du Parti communiste et en saisissant l’opportunité de l’épidémie de Covid, vient d’effectuer un tournant inverse en refermant la Chine et en donnant la priorité à l’idéologie sur la croissance et au pouvoir du Parti sur l’innovation.
Le signal a été donné par la reprise en main du secteur de la technologie. Pékin, au prétexte de lutter contre la spéculation et de garantir la concurrence, a tout d’abord cassé les reins de Jack Ma en l’obligeant à suspendre la cotation d’Ant Technology, puis en infligeant à Alibaba une amende de 2,8 milliards de dollars. Puis Didi, leader du marché VTC en Chine avec 90 % de parts de marché et 493 millions d’utilisateurs, qui venait de s’introduire à Wall Street, a été soumis à un traitement de choc par les régulateurs sous couvert de protection des données, entraînant la chute de plus de 40 % de l’action et obligeant la société à envisager son retrait de la cote.
La nationalisation de fait de l’enseignement privé, qui représente un marché de 100 milliards de dollars, à travers l’interdiction de réaliser un profit, va bien au-delà. Sous l’objectif officiel de réduire les inégalités, elle n’est dictée que par la volonté de contrôle idéologique de l’éducation et de la société. Par ailleurs, elle est associée à l’entrée au capital obligatoire d’entreprises d’État et à la défense faite aux entreprises chinoises de se coter à l’extérieur avec la remise en question des Variable Interest Entities, sociétés holdings qui permettaient de contourner l’interdiction pour des étrangers d’investir dans des secteurs stratégiques. La sanction a été immédiate avec la chute de plus de 70 % des actions des groupes concernés.
L’année 2021 restera celle des « Quatre Fermetures » de la Chine. Fermeture économique avec la priorité donnée au marché intérieur, qui bute sur l’inefficacité des vaccins chinois en raison de leur médiocre qualité et surtout sur la faiblesse de la demande liée aux lacunes de la protection sociale. Fermeture monétaire avec la supervision stricte de toute activité financière par la Banque centrale de Chine, y compris dans le secteur des cryptomonnaies, où elle entend garantir un monopole au e-yuan. Fermeture technologique avec le découplage de l’Internet chinois du monde occidental. Fermeture stratégique avec le repli des prêts accordés dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie, ramenés de 75 à 4 milliards par an depuis 2016, et surtout la pression exercée sur Taïwan pour forcer la réunification de l’île avec le continent.
Ce revirement provoque la chute des Bourses chinoises, qui ont reculé de 25 % depuis février, la fuite des capitaux étrangers, la suspension par les autorités boursières américaines de la cotation des entreprises chinoises compte tenu de l’incertitude sur leurs informations financières et leur régulation.
Les conséquences de long terme sont majeures. La mise à mort de l’enseignement privé apportera un frein supplémentaire à la démographie. Après le boom lié à la sortie de l’épidémie, la croissance ralentira autour de 5 % par an, avant de s’étioler en raison de la prise de contrôle des entreprises privées par le secteur public et de la fuite des cerveaux. À l’international, la dégradation de l’image de la Chine liée au durcissement de son modèle total-capitaliste, à son soutien à tous les États hostiles à la liberté et à son expansionnisme, ira de pair avec une extrême agressivité, notamment à propos de Taïwan, que Xi Jinping a promis d’annexer rapidement.
La fermeture de la Chine est un événement décisif que les démocraties doivent impérativement mettre à profit. En se repliant sur elle-même, commettant la même erreur que Donald Trump pour les États-Unis, la Chine facilite la mise en œuvre de son cantonnement. Les nations libres doivent se mobiliser pour attirer les talents qui ne manqueront pas de quitter le pays. La dérive nationaliste et idéologique de Pékin renforce par ailleurs le risque d’affrontements armés, auxquels les nations libres ont l’obligation de se préparer en renforçant leurs alliances et en reconstituant leur leadership technologique.
La véritable riposte à la Chine reste la reconstruction des démocraties, qui doivent résoudre les problèmes derrière lesquels s’abrite Pékin pour rétablir sa tutelle mais qui sont bien réels : les dérives de l’économie de bulles ; les rentes et le pouvoir exorbitant des monopoles technologiques et des réseaux sociaux ; l’appropriation et la manipulation des données personnelles ; l’envol des inégalités. Les démocraties ne reprendront l’avantage sur le total-capitalisme chinois qu’en renouant avec les valeurs qui firent le succès de l’Occident : le risque et l’innovation ; l’ouverture et le choix du grand large ; le pari de la liberté politique.
(Article paru dans Le Point du 5 août 2021)