La création de contentieux permanents avec l’Union européenne est la condition de survie du Premier ministre britannique, Boris Johnson.
Après les conflits autour des livraisons de vaccins AstraZeneca, après les affrontements autour de la pêche, après la multiplication des arrestations de citoyens européens aux frontières britanniques, le Brexit s’est invité au G7 de Cornouailles. Le signal qui devait être donné de la remise en route du multilatéralisme a été télescopé par la « guerre de la saucisse » en Irlande du Nord, complaisamment orchestrée par Boris Johnson. Cette irruption impromptue du Brexit a provoqué la réprobation de Joe Biden, qui s’est directement engagé pour la sauvegarde de l’accord de paix du Vendredi saint et a marqué ses distances avec Johnson en invitant Angela Merkel à la Maison-Blanche.
L’Irlande du Nord rappelle que les tensions politiques internes au Royaume-Uni résultant du Brexit sont plus lourdes que les difficultés économiques et commerciales avec l’UE. Le pays fut créé le 3 mai 1921 à la suite de la loi sur le gouvernement de l’Irlande de 1920 qui divisait l’île, et décida de rester au sein du Royaume-Uni. À la fin des années 1960, une guerre civile éclata entre protestants unionistes et catholiques favorables à la réunification de l’île qui ne s’acheva qu’en 1998 avec l’accord du Vendredi saint, fondé sur la mise en place d’un gouvernement local et la suppression de la frontière avec la république d’Irlande. C’est pourquoi 56 % des Nord-Irlandais ont voté en faveur du maintien dans l’UE. Pour éviter le rétablissement d’une frontière terrestre divisant l’île qui ranimerait la guerre civile, l’accord sur le Brexit a maintenu l’Irlande du Nord dans le grand marché européen et l’union douanière en instaurant une frontière avec le Royaume-Uni en mer d’Irlande. Par ailleurs, une période de grâce a été prévue jusqu’au 30 juin 2021 pour permettre au Royaume-Uni d’installer les postes de contrôle et les systèmes informatiques nécessaires. Or Londres, sous la pression des unionistes, a choisi de ne pas tenir ses engagements, ce qui se traduit par des perturbations majeures dans les échanges.
Les pénuries ont provoqué des émeutes en mars et en avril à Londonderry, Belfast et Newtownabbey. La situation est aujourd’hui bloquée, la rigueur de l’Union dans la lecture littérale du protocole concernant l’Irlande du Nord étant confortée par la volonté ouverte du gouvernement britannique d’en violer les dispositions et de prolonger indéfiniment la période de grâce.
La montée des tensions autour de l’Irlande du Nord illustre la dérive du Brexit, qui constitue une machine à créer des contentieux entre le Royaume-Uni et l’UE. Aucune stabilisation n’est possible, car l’affrontement avec l’Europe est aussi vital pour le pouvoir de Johnson que la haine de l’Occident et de la démocratie est consubstantielle à la démocrature de Poutine.
Du côté de Bruxelles, le Brexit ne compte plus parmi les priorités alors que se multiplient les défis liés à la vaccination, à l’explosion des dettes de l’Europe du Sud, à la lutte contre le réchauffement climatique, au renouveau des menaces stratégiques venant du djihadisme et des démocratures. Mais il ne cesse de resurgir et d’interférer avec l’agenda européen.
Le Royaume-Uni traite aujourd’hui les traités signés avec l’Union européenne comme des chiffons de papier.
De fait, l’épidémie de Covid a opportunément masqué les problèmes structurels créés par Brexit. La croissance est plombée par la baisse de la population, par le déclin de la City et des services financiers, par la désorganisation des transports et des échanges avec l’Union, qui assurent 43 % des exportations et 52 % des importations. L’inflation s’envole du fait de la hausse du prix des importations, grevées par les droits de douane qui pèsent notamment sur les biens alimentaires, laminant le niveau de vie des Britanniques. Dette et déficit publics atteignent 17,1 % et 107,6 % du PIB en 2020, sous l’effet des quelque 340 milliards de livres de dépenses liées à l’épidémie mais aussi à l’indemnisation des victimes du Brexit, à commencer par les agriculteurs. Outre la dégradation de la situation en Irlande du Nord, qui pourrait déboucher sur la renaissance du terrorisme, l’unité du royaume reste menacée par un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse.
Le Brexit est un jeu perdant-perdant qui va continuer à distiller son poison entre le Royaume-Uni et l’UE, tant sur le plan économique que sur le plan géopolitique. Il illustre la menace mortelle que représente le populisme pour la démocratie, y compris au Royaume-Uni, qui a vu naître l’État de droit et le Parlement mais qui, à l’instar de la démocrature russe, traite aujourd’hui les traités signés avec l’Union comme des chiffons de papier. Le pays risque de payer de son unité le cynisme de Boris Johnson, lequel a souscrit des engagements qu’il entendait bien ne pas remplir afin de signer l’accord sur le Brexit indispensable pour gagner les élections de décembre 2019. De même que lord North demeure dans l’histoire de l’Angleterre l’homme qui perdit l’Amérique du Nord, Boris Johnson pourrait ainsi rester dans les mémoires comme celui qui sacrifia le Royaume-Uni à sa conquête du pouvoir, en déchaînant les forces centrifuges en Irlande du Nord, en Écosse, voire demain au pays de Galles.
(Article paru dans Le Point du 24 juin 2021)