La politique économique doit s’adapter à la nouvelle norme de capitalisme qui émerge du krach de 2008 et de la pandémie.
Tout autant que la guerre, selon Clausewitz, le capitalisme est un caméléon. Il mute sous l’effet des crises économiques, des guerres, des révolutions technologiques ou des épidémies, et avec lui sa régulation.
Nul ne peut douter que le capitalisme ne soit engagé dans une nouvelle grande transformation. Le cycle de la mondialisation libérale amorcé en 1979 s’est brisé sur le krach de 2008, qui déboucha sur le retour du protectionnisme et le rééquilibrage du pouvoir des États face aux marchés.
Il a été définitivement emporté par l’épidémie de Covid-19. L’heure n’est plus au libre-échange, au capitalisme actionnarial, à la diminution des impôts et des dépenses publiques, à l’indépendance des banques centrales. Elle est au protectionnisme, au renouveau des interventions de l’État, à l’envolée des déficits et des dettes financés par l’émission de monnaie par les banques centrales devenues l’auxiliaire des politiques budgétaires, à la hausse de la fiscalité.
La reprise permet de mesurer l’ampleur des changements intervenus. La mondialisation n’a pas disparu, mais elle éclate en se régionalisant et surtout en se divisant autour de blocs qui épousent la guerre froide à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine, obligeant de plus en plus États et entreprises à choisir leur camp.
Les chaînes de valeur se restructurent pour tenir compte de cette partition du monde, réduire la dépendance à la Chine, s’adapter à la transition écologique en décarbonant à marche forcée. Le travail et l’organisation des entreprises sont bouleversés par la formidable accélération de la révolution numérique. Les plans de relance géants se multiplient.
Ces changements s’accompagnent d’un nouveau paradigme de politique économique, qui donne la priorité à la croissance, au plein-emploi, à l’amélioration de la qualité et de la rémunération des postes de travail.
Et ce afin de casser la stagnation de l’activité, la baisse des gains de productivité et la hausse des inégalités qui prévalent depuis le début du siècle dans les pays développés. En plus de l’exercice des fonctions régaliennes et de la garantie du lien social, l’État a réassuré durant la pandémie le chiffre d’affaires des entreprises et le revenu des ménages.
Cela s’est traduit par une explosion des dépenses, des déficits et des dettes publics inédite en période de paix, rendue possible par le financement illimité des États par les banques centrales. Avec pour conséquence le relèvement des impôts, qui implique l’arrêt de la concurrence fiscale entre les États, acté par l’accord dégagé par l’OCDE sur une fiscalité minimale des entreprises.
Tout comme Keynes avait fourni un cadre théorique au New Deal de Franklin Roosevelt, la nouvelle théorie monétaire, dont Stephanie Kelton est l’égérie, entend donner des fondements scientifiques à ce tournant en affirmant que le déficit et la dette publics peuvent être augmentés de manière indéfinie pour obtenir le plein-emploi. Pour autant, les risques embarqués par la politique économique sont très élevés et ne pourront être maîtrisés que par une stratégie active de renforcement de la production et de l’innovation.
La condition posée à l’expansion de la politique budgétaire et monétaire est l’absence d’inflation. Or celle-ci est de retour puisqu’elle a atteint en mai 4,2 % aux États-Unis et 2 % dans la zone euro. Dès lors se profilent deux dangers.
Le premier est déjà présent avec la hausse des taux d’intérêt, qui atteignent 2,5 % pour les bons du Trésor américains à dix ans. Le second, potentiel mais redoutable, réside dans la perte de crédibilité des banques centrales avec la confusion croissante de leurs missions et de leurs objectifs, étendus au plein-emploi, à la lutte contre les inégalités ou à la protection de l’environnement.
Par ailleurs, prétendre que les dettes peuvent croître de manière illimitée sans dommage relève de la grande illusion.
Tous les krachs majeurs du capitalisme ont été précédés d’une expansion brutale des liquidités et de l’endettement.
La politique économique doit assurément s’adapter à la nouvelle norme de capitalisme qui émerge du krach de 2008 et de la pandémie. La multiplication des chocs justifie la remontée du rôle et du poids de l’État par rapport au marché. Mais sa soutenabilité passe par trois conditions qui restent à réunir. La remontée en douceur des taux d’intérêt pour conserver le contrôle de l’inflation et désarmer l’économie de bulles. La reconstitution de l’offre pour équilibrer la demande grâce à la résorption des goulots d’étranglement liés à la pénurie de travail à court terme, à un puissant effort de formation, d’investissement et d’innovation à moyen terme. La remise en route de la coopération internationale entre les États et les banques centrales pour gérer les risques planétaires, qu’ils soient sanitaires, financiers, technologiques ou climatiques.
(Chronique parue dans Le Figaro du 07 juin 2021)