Renforcement des démocratures, djihadisme, nouvelle guerre froide… La pandémie de Covid a occulté les menaces qui pèsent sur les démocraties.
Le monde est très loin d’en avoir fini avec l’épidémie de Covid. La sortie de la pandémie se profile dans les pays développés avec la généralisation de la vaccination, mais le monde émergent est frappé par de nouvelles vagues portées par les variants, du Brésil à l’Inde en passant par l’Afrique du Sud ou le Nigeria.
Au moment où l’attention des dirigeants et des marchés se trouve accaparée par la sortie chaotique de l’épidémie, l’inflation et la remontée des taux d’intérêt, le risque géopolitique revient en force. Or il reste sous-estimé par les démocraties alors que les menaces qui pèsent sur elles se renforcent.
La guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine comporte une dimension globale. Elle se déploie sur le plan militaire, mais aussi dans les domaines de la régulation du capitalisme, du commerce, de la technologie, de l’idéologie. Elle touche tous les continents et les espaces, des mers aux étoiles en passant par les pôles ou par le cybermonde. Elle entraîne une partition du système international et de l’économie mondialisée obligeant nations et entreprises à choisir leur camp pour échapper aux sanctions croisées des deux géants, qui rivalisent pour le leadership du XXIe siècle.
Simultanément, un nouveau rideau de fer s’abat sur l’Europe. Le détournement par la Biélorussie, le 23 mai, du vol Ryanair reliant Athènes et Vilnius afin d’arrêter Roman Protassevitch, venant après le regroupement par la Russie de 100 000 hommes à la frontière orientale de l’Ukraine, acte un changement d’ère, tout comme le blocus de Berlin en 1948 avait symbolisé l’entrée dans le monde des blocs. Le recours à la piraterie par un État situé sur le continent européen pour intercepter un avion d’une compagnie de l’Union opérant entre deux capitales de pays membres témoigne de la dérive des régimes autoritaires, qui se libèrent de toute retenue dans l’exercice de la violence et de tout respect des institutions et des règles de droit internationales. Elle illustre aussi, au-delà de leurs divergences ou des mauvaises relations de leurs dirigeants – à l’image de la détestation réciproque qu’entretiennent Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko –, le rapprochement des démocratures qui donnent la priorité à leur combat commun contre la liberté politique, l’Occident et l’Europe, qui constitue son maillon le plus faible.
L’épidémie est par ailleurs mise à profit par les ennemis de la liberté pour renforcer la répression et donner libre cours à la violence, sans plus se donner la peine d’avancer masqués. La démocratie recule sur tous les continents en même temps que la violence explose. La guerre se déchaîne au Moyen-Orient comme en Afrique, où les djihadistes progressent de la Somalie au Mozambique, de l’Égypte au golfe de Guinée, tandis que l’Éthiopie s’enlise dans le conflit du Tigré. Les coups d’État se multiplient, du Myanmar au Tchad en passant par le Mali. Les migrants sont utilisés comme une arme de chantage sur l’Europe par la Turquie, la Syrie ou le Maroc, qui a lancé en une journée 8 000 réfugiés sur Ceuta pour faire pression sur l’Espagne.
Si la Chine continue à pratiquer la terreur de masse, comme le montre l’internement des Ouïgours du Xin Jiang, la plupart des démocratures recourent désormais à une répression ciblée mais mondialisée qui vise leurs opposants, à grand renfort d’assassinats, d’enlèvements, de déportation, d’attaques sur les réseaux sociaux, avec pour symbole le martyre infligé à Alexeï Navalny. Comme les djihadistes, les régimes autoritaires assument et mettent en scène la violence extrême pour épouvanter, dissuader toute forme de dissidence, paralyser les démocraties par la peur.
Nous sommes à un moment de bascule très semblable aux années 1930, où le monde s’ensauvage, où l’ordre international s’effondre devant la loi du plus fort, où la politique de puissance ne reconnaît plus aucune limite. Soit les démocraties restent enfermées dans l’impuissance et la désunion, et elles seront inévitablement rattrapées par le déchaînement de la violence. Soit elles se mobilisent et se rassemblent pour l’endiguer.
La priorité consiste à redéfinir une alliance des démocraties qui ne dépende plus des seuls États-Unis mais qui repose sur trois piliers : nord-américain, européen et asiatique. Les démocraties asiatiques ont en effet un rôle clé à jouer tant par leur situation, en première ligne face à la Chine, que par leur excellente résilience face à la crise sanitaire et économique provoquée par l’épidémie de Covid, doublée du respect strict de l’État de droit. Simultanément, les nations libres doivent se réengager dans la stabilisation du monde et dans la gestion du système multilatéral, qui a été abandonnée à la Chine, avec les résultats catastrophiques que l’on sait dans le cas de l’OMS.
La question se pose avec une particulière acuité pour l’Europe. D’un côté, elle est la cible privilégiée des démocratures russe et turque tout en étant cernée par les zones de guerre et les crises. De l’autre, elle accepte de penser et de définir son autonomie stratégique en matière commerciale, technologique ou fiscale mais en exclut le domaine clé de la sécurité et de la défense, de nouveau remis entre les mains des États-Unis et de l’Otan depuis l’élection de Joe Biden. Or ce pari fondé sur le retour à l’Amérique de 1945 relève de la grande illusion. Les États-Unis n’ont aujourd’hui ni la volonté ni les moyens de réassurer seuls les démocraties. Ne pas agir, c’est déjà subir. L’Europe a payé très cher l’occultation des menaces de pandémie ; il lui revient de ne pas rééditer la même erreur avec les risques géopolitiques en mettant en place une Union de la sécurité. Ce projet devrait former le cœur de la présidence française de 2022.
(Article paru dans Le Point du 03 juin 2021)