Le Japon voulait faire des JO la vitrine de ses ambitions pour le XXIe siècle, mais il est rattrapé par ses vieux dilemmes.
Pierre de Coubertin soulignait que « le sport va chercher la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre ». La formule n’a jamais paru plus juste à huit semaines de l’ouverture des Jeux olympiques de Tokyo, qui sont pour l’heure tout entiers placés sous le signe de la peur, de la fatigue et de la difficulté.
En 1964, les Jeux organisés à Tokyo avaient symbolisé la modernisation du Japon et sa réintégration dans la communauté des nations. En 2020, ils devaient incarner la reconstruction du pays, témoignant à la fois de la sortie de la catastrophe de Fukushima, de sa maîtrise des technologies numériques et de l’apaisement des tensions géopolitiques en Asie-Pacifique. C’était compter sans l’épidémie de Covid-19.
Sous l’optimisme forcé de Thomas Bach, président du Comité international olympique, dont l’unique préoccupation consiste à encaisser les droits télévisuels qui permettront de renflouer son organisation, jamais des Jeux ne se seront déroulés dans de telles conditions – y compris dans les années 1930 ou au cœur de la guerre froide. Les Jeux de Tokyo se tiendront bien du 23 juillet au 8 août. Mais hors l’esprit olympique. Censés symboliser la vocation commune de l’humanité et de la fraternité, les Jeux de Tokyo interdiront pour la première fois de l’histoire la venue de spectateurs étrangers, la question de la présence du public japonais n’étant pas encore tranchée. Les quelque 11 000 athlètes venant de 206 pays ne pourront pas s’acclimater et s’entraîner à la chaleur et à l’humidité du Japon avant les épreuves. Ils devront déposer des plans de voyage stricts, subir des tests PCR quotidiens et auront l’interdiction d’entrer en contact avec des Japonais sous peine d’expulsion. Dans le même temps, 81 % des Japonais s’opposent désormais à la tenue des Jeux olympiques, alors que Tokyo est soumis à l’état d’urgence pour la troisième fois en un peu plus d’un an.
De fait, la situation sanitaire du Japon, qui paraissait maîtrisée avec 711 000 cas de Covid et moins de 12 500 morts pour 126 millions d’habitants, est aujourd’hui menacée par la quatrième vague de l’épidémie qui touche l’Asie. Si le Japon a bien géré les premières vagues grâce à la fermeture rapide de ses frontières et à la discipline collective de sa population, il est aujourd’hui très en retard sur la vaccination. Seuls 5,5 millions de Japonais ont reçu une première dose, soit 4,37 % d’une population qui compte 36 millions de personnes âgées de plus de 65 ans. Dans la meilleure des hypothèses, le tiers des Japonais sera vacciné en octobre, repoussant la réouverture du pays et handicapant la reprise, qui plafonnera autour de 4 % en 2021.
Les Jeux de Tokyo, qui devaient tourner la page de la catastrophe de Fukushima et servir de vitrine au Japon du XXIe siècle, se présentent donc comme un événement à très haut risque. Et ce d’autant plus que des législatives devront être organisées avant la fin de l’année, élections décisives pour confirmer le leadership de Yoshihide Suga, devenu Premier ministre en septembre 2020 à la suite de la démission, pour des raisons de santé, de son mentor, Shinzo Abe. En réalité, ces Jeux dénaturés offrent une image assez fidèle du Japon, qui ne renvoie pas à la paix et à l’harmonie visées par l’ère Reiwa de l’empereur Naruhito mais à la montée des incertitudes et des vents contraires.
L’effondrement de la démographie couplé au refus de l’immigration, qui implique une chute de la population à 90 millions en 2060 et à 60 millions en 2100, enferme le Japon dans la déflation et la tenaille infernale de la stagnation de la croissance et du surendettement public. Le conservatisme de la société et le poids des traditions freinent l’innovation et sont incompatibles avec des changements rapides. L’inquiétude croissante face à l’expansionnisme de la Chine de Xi Jinping – qui multiplie les incursions maritimes autour des îles Senkaku – va de pair avec l’accroissement de la dépendance économique vis-à-vis de Pékin, qui a absorbé 24 % des exportations japonaises en 2020, contre 20 % au début des années 2010. Face à l’impérialisme de la Chine et aux provocations nucléaires de la Corée du Nord, la sécurité du Japon dépend plus que jamais de l’alliance avec les États-Unis, dont la présidence de Donald Trump a souligné la fragilité.
Le sport présente un point commun avec l’économie et la géopolitique du XXIe siècle : la victoire va à celui qui prend le plus de risques, qui réagit le plus vite et le plus fort. Voilà pourquoi les Jeux de Tokyo de 2021 pourraient, à l’inverse de ceux de 1964, témoigner non de l’adaptation du Japon aux bouleversements du monde, mais de son incapacité à trancher le dilemme que représente la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine.
(Article paru dans Le Point du 27 mai 2021)