Le 10 mai 1981, François Mitterrand accédait à l’Élysée. Il restera le président qui a engagé notre pays sur le toboggan du déclin.
Il y a quarante ans, le 10 mai 1981, François Mitterrand était élu président de la République avec 15,708 millions de voix contre 14,642 millions pour Valéry Giscard d’Estaing. Réélu avec 54,02 % des voix face à Jacques Chirac en 1988, il reste l’homme qui a exercé le plus longtemps les responsabilités de chef de l’État sous nos différentes Républiques, même si ses deux septennats ont été marqués par deux expériences de cohabitation, de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995.
François Mitterrand n’est pas seulement l’homme de l’alternance au sein de la Ve République, qui permit à la gauche de conquérir le pouvoir après vingt-trois ans d’opposition.
Il est aussi celui qui lui a donné une culture de gouvernement, en la réconciliant avec les institutions de la Ve République qu’elle n’avait cessé de dénoncer. Contrairement au Cartel des gauches d’Édouard Herriot en 1924 qui fit faillite dès 1926, contrairement au Front populaire de Léon Blum en 1936 qui échoua dès 1937, la victoire de François Mitterrand ne fut pas éphémère. Elle ouvrit un cycle politique qui fut dominé par la gauche et qui se prolongea avec le gouvernement de Lionel Jospin puis le quinquennat de François Hollande, dont les destins lui doivent beaucoup.
Très controversé et impopulaire de son vivant, François Mitterrand est aujourd’hui reconnu pour son génie politique et pour l’inépuisable richesse de sa personnalité. Le paradoxe veut en effet que la grande figure de la gauche française de la deuxième moitié du XXe siècle fut un homme de droite par son éducation, par ses engagements de jeunesse, par ses valeurs et par ses goûts. Et l’homme d’État fut aussi un homme de lettres, qui reste non seulement pour ses discours et ses livres, tour à tour polémiques et programmatiques, mais aussi et surtout pour son étonnante et admirable correspondance avec Anne Pingeot.
La popularité actuelle de François Mitterrand est ancrée dans la nostalgie des Français pour les Trente Glorieuses, dont il clôt le cycle après avoir été élu sur l’illusion de restaurer le modèle de 1945. Elle est ancrée dans la réinterprétation mythique de la société industrielle et de la guerre froide comme un âge d’or. Ses deux septennats s’inscrivent en effet dans un moment de bascule de l’histoire où la régulation keynésienne laissa la place à la mondialisation et où le monde bipolaire s’écroula avec l’Union soviétique pour laisser les États-Unis et l’Occident dans une situation d’hyperpuissance aussi inattendue que dangereuse. Son premier mandat fut dominé par la tentative ruineuse de rétablir l’économie administrée, qui accoucha d’une libéralisation sous contrainte.
Le second fut placé sous le signe d’une volonté vaine de retarder la réunification de l’Europe et de l’Allemagne, qui déboucha, avec l’entente et la complicité de Helmut Kohl, sur une puissante accélération de l’intégration du continent.
François Mitterrand avait promis le changement en 1981 ; ce fut une vraie rupture. Et ce autour de quatre priorités. La première entendit rendre à l’État un rôle de direction de l’économie à travers la nationalisation, par la loi du 11 février 1982, de sept groupes industriels, deux compagnies financières et 36 banques, ainsi que par une planification rigide se déclinant au niveau des filières industrielles du textile, de la machine-outil, du bois et des meubles, et surtout de l’électronique, l’ensemble étant censé favoriser la reconquête du marché intérieur. La deuxième chercha à stimuler la croissance et à lutter contre le chômage par la relance massive de la consommation, à hauteur de 1,7 % du PIB, par une cascade de mesures sociales – semaine de 39 heures, retraite à 60 ans, cinquième semaine de congés payés, réévaluation du smic et des prestations sociales, création de 170 000 postes dans la fonction publique – , en partie financées par la hausse de l’impôt sur le revenu et la création de l’impôt sur les grandes fortunes. La troisième poursuivit le rééquilibrage du pouvoir dans l’entreprise à travers les quatre lois Auroux de 1982, qui instaurèrent un droit d’expression des salariés ainsi que des négociations annuelles sur les salaires et l’organisation du travail. Enfin, inspirées par l’esprit de mai 1968, furent votées des lois libéralisant l’audiovisuel, abolissant la peine de mort le 9 octobre 1981, supprimant la Cour de sûreté de l’État ou abrogeant la loi anticasseurs – la constitution d’un vaste service public de l’enseignement étant à l’inverse bloquée par la révolte de la société civile en 1984.
La relance dans un seul pays, en complet décalage avec la stratégie d’éradication de l’inflation engagée par Paul Volcker à la tête de la FED comme avec les réformes libérales entreprises par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis, tourna au désastre. Elle demeure l’une des plus grandes erreurs de politique économique de notre pays.
La croissance stagna autour de 2 %, tandis que l’investissement des entreprises s’effondrait et que le déficit commercial explosait pour atteindre 92 milliards de francs en 1982. Le chômage frappa plus de 2 millions de personnes tandis que l’inflation bondissait 8 points au-dessus de son niveau en Allemagne, imposant trois dévaluations en deux ans. En mars 1983, la France se trouva sous la menace directe de devoir sortir du SME et de passer sous les fourches caudines du FMI. C’est au nom de l’engagement européen que François Mitterrand choisit alors le tournant de la rigueur, ouvrant l’une des phases les plus intenses de libéralisation de l’économie française. Entre 1984 et 1986, sous l’impulsion de Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy, furent supprimés le contrôle des prix et des changes, l’autorisation des investissements étrangers en dehors des secteurs stratégiques, l’encadrement du crédit tandis que le financement de l’État basculait vers les marchés financiers. À la dévaluation compétitive succédèrent la désinflation compétitive, puis la stratégie du franc fort qui, avec la création du RMI et de la CSG, domina le second septennat.
Et ce afin de permettre à la France de participer à l’euro. Parallèlement, la conversion au libre-échange fut actée par la signature du traité de Marrakech créant l’OMC en 1994. Enfin, les entreprises françaises furent autorisées à s’adapter à la mondialisation naissante, avec pour symbole le sauvetage et la restructuration de Renault par Georges Besse, qui en fit la cible d’Action directe.
Ce renversement complet de politique fut couronné de succès, assurant l’éradication de l’inflation, le retour des excédents commerciaux et la conformité aux conditions fixées pour rejoindre la monnaie unique. Mais le coût à payer fut effroyable pour l’appareil productif et notamment l’industrie, laminée par les faillites de PME qui structuraient le tissu régional, comme pour l’emploi, provoquant l’installation d’un chômage structurel qui n’a jamais disparu. À l’actif de François Mitterrand figurent également ses grands travaux. Pour s’être révélés coûteux, ils ont embelli et rééquilibré Paris – ravagé depuis par Anne Hidalgo – avec le Grand Louvre et sa pyramide, l’Opéra Bastille, la Grande Arche de la Défense, l’Institut du monde arabe ou la Bibliothèque de France.
Le chassé-croisé de la politique économique contraste avec la stabilité des institutions. Critique féroce de la Ve République, François Mitterrand se coula dans la monarchie présidentielle, y compris pour la retourner contre ses adversaires lors des périodes de cohabitation qui en dénaturait l’esprit. Il reprit à son compte la dissuasion nucléaire, tout en apportant peu d’attention au reste des armées dont le déclassement apparut en pleine lumière avec la guerre du Golfe.
S’abritant derrière une formule aussi brillante que fausse – « Ce régime était dangereux avant moi. Il le redeviendra après » -, le machiavélisme mitterrandien excella à explorer toute la palette des pouvoirs, sans équivalent dans les démocraties, que la Ve République offre au chef de l’État – du plasticage du Rainbow Warrior au recours démesuré aux écoutes téléphoniques, en passant par la corruption. L’emprise de l’État sur l’économie et la société sortit plutôt renforcée par la décentralisation.
Surtout, l’habileté perverse de François Mitterrand donna sa pleine mesure dans la réorganisation d’un paysage politique marqué par la bipolarité : l’euthanasie du Parti communiste et l’invention du Front national laissèrent le Parti socialiste dans une situation à la fois centrale et hégémonique à gauche face à une droite divisée et moralement sous pression.
Mais la créature échappa à son maître et l’extrême droite, après s’être retournée contre la gauche en 2002, se retrouve aux portes du pouvoir à l’approche de 2022.
L’Europe constitue à la fois la ligne de force des septennats de François Mitterrand et le socle le plus ferme de ses convictions. Il réaffirma d’emblée l’ancrage de la France dans le camp occidental et joua un rôle clé dans la résistance de l’Europe à l’Union soviétique au cours de la crise des euromissiles, dernière grande épreuve de la guerre froide. Sa fameuse formule prononcée à Bruxelles en 1983 – « Les pacifistes sont à l’ouest et les euromissiles sont à l’est » – fit définitivement basculer les opinions publiques vers la défense de la liberté. Surtout, il jeta les fondations de l’Union européenne du XXIe siècle, en partie pour masquer sa réserve face à l’effondrement de l’Union soviétique et son inquiétude face à la réunification de l’Allemagne. Dans un système multipolaire, face à la reconfiguration de la mondialisation en pôles régionaux et aux risques planétaires, les atouts européens majeurs pour la décennie 2020 demeurent le grand marché, la monnaie unique, l’État de droit et l’espace de libre circulation. Or ils sont le fruit de l’Acte unique de 1986, des accords de Schengen de 1990 et du traité de Maastricht de 1992.
Après la chute de l’Union soviétique et avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, la politique étrangère fut aussi marquée par la volonté d’accompagner la démocratisation de l’Afrique avec le discours de La Baule. Elle fut télescopée par le génocide rwandais, qui demeure l’une des tâches les plus tragiques sur les présidences de François Mitterrand.
À la suite de la mort du président Habyarimana, près de 1 million de Tutsis et de Hutus modérés furent tués dans des conditions atroces, entre avril et juillet 1994. Les conclusions de la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert sont sans appel. Si elles excluent la complicité de la diplomatie française ou des soldats de l’opération Turquoise, elles soulignent la responsabilité politique directe du chef de l’État.
Entre 1981 et 1995, l’histoire a puissamment accéléré et le monde a basculé. Le soviétisme s’est effondré ; l’Europe s’est réunifiée ; la mondialisation a pris son envol.
La France de François Mitterrand a aussi beaucoup changé, mais sans prendre la mesure de ces formidables changements ni se moderniser vraiment.
Le bilan économique demeure très négatif et ne souffre pas la comparaison avec celui de son prédécesseur mal-aimé, Valéry Giscard d’Estaing.
Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, la croissance française a été limitée à 2 % par an, inférieure d’un demi-point à la moyenne des pays de l’OCDE. Le chômage est devenu permanent. La richesse par habitant a décroché, reculant à la 12e place en Europe, en même temps que notre pays reculait de la 10e à la 25e place mondiale en matière de compétitivité. La dette publique a triplé, de 20 % à 59 % du PIB. Par contraste, de 1974 à 1981, en dépit de deux chocs pétroliers, le PIB avait progressé de 22 % en France, contre 17 % en Allemagne et 16 % aux États-Unis, sur fond de déficit budgétaire limité à 1 % du PIB. De grands programmes d’équipement dans l’énergie, les transports et les communications furent lancés, qui dotèrent le pays d’infrastructures modernes, tandis que les grandes entreprises se restructuraient et s’internationalisaient à marche forcée.
Après le découplage calamiteux de 1981, François Mitterrand a cherché sans y parvenir à faire réintégrer à la France le peloton de tête des pays développés et européens. Effectués sous la contrainte extérieure, le tournant de la rigueur puis la stratégie du franc fort n’ont jamais été assumés comme des politiques de modernisation du pays. La libéralisation est restée hémiplégique, le secteur privé étant contraint de s’adapter difficilement au nouveau contexte de la mondialisation tandis que le secteur public était sanctuarisé et protégé, au prix de l’inflation des dépenses publiques et d’une improductivité croissante. Ainsi s’est installé le modèle d’une croissance à crédit, tirée par la seule consommation, elle-même financée par les transferts sociaux et la dette publique. De même, François Mitterrand refusa tout aggiornamento idéologique de la gauche après 1983 et son choix de l’Europe, ce qui l’aurait conduit à reconnaître ses erreurs. Cela n’a pas interdit au Parti socialiste de revenir au pouvoir, mais cela a ouvert une plaie toujours à vif au sein de la gauche française autour de la mondialisation, de l’intégration européenne et de l’économie de marché, tout en la marginalisant au sein de la social-démocratie européenne.
Au total, la pratique monarchique du pouvoir et le verbe de François Mitterrand préservèrent en apparence le statut de la France tout en sapant ses moyens de puissance, notamment sur le plan économique, et en introduisant des sources de division profondes de la nation qui finirent par interdire son adaptation au monde du XXIe siècle.
En réalité, il engagea notre pays sur le toboggan du déclin en l’enfermant dans des contradictions qu’il n’est jamais parvenu à dépasser ou à trancher.
François Mitterrand a présidé en prenant pour guide la maxime qui l’a guidé dans sa conquête et sa conservation du pouvoir : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ».
La France, de fait, n’est jamais sortie de l’ambiguïté. Elle l’a payé d’une modernisation impossible qui explique aujourd’hui son décrochage économique et social et qui pourrait lui coûter demain sa souveraineté et sa liberté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 10 mai 2021)