Le projet mercantile d’une compétition concurrente de la Ligue des champions s’est écroulé. Mais les problèmes fondamentaux du football demeurent.
George Orwell soutenait que « le football international est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». À l’image des conflits du XXIe siècle, la guerre peut aussi être civile et déchirer de l’intérieur le monde du football. Ainsi en est-il du projet mort-né de Super League, porté par douze des plus grands clubs anglais, espagnols et italiens. Ils s’étaient coalisés sous l’autorité de Florentino Perez, président du Real Madrid, et d’Andrea Agnelli, président de la Juventus Turin, afin de créer une compétition fermée, concurrente de la Ligue des champions. Objectif : proposer un spectacle plus attractif et générer des droits de retransmission partagés entre les seuls clubs participants. Avec pour récompense, en contrepartie de leur engagement irrévocable, le versement d’une prime de 200 à 300 millions d’euros financée par un emprunt de 3,98 milliards garanti par la banque américaine JP Morgan Chase.
La tentative de coup de force contre l’UEFA s’explique naturellement par les séquelles de l’épidémie de Covid-19, qui a fait perdre plus de 5 milliards d’euros aux clubs européens. Mais ses racines sont plus anciennes. L’idée d’une Super League a été régulièrement avancée par les plus prestigieux des clubs européens depuis 1998 pour tenter de consolider un modèle économique insoutenable, qui les voit se surendetter pour répondre à l’inflation des rémunérations des joueurs et de leurs agents avec l’espoir que les droits de retransmission suivront.
La logique de la Super League est purement économique et financière. Pour ses promoteurs, le football ne serait plus un jeu mais une industrie qui a besoin de stabilité face à la montée des risques. Par ailleurs, la Ligue des champions, compétition reine du plus mondialisé des sports, ne génère que 2,4 milliards d’euros de recettes contre 9,5 milliards de dollars pour la ligue de football américain. D’où l’intérêt d’une compétition fermée entre les meilleures équipes qui permet de les déconnecter de l’incertitude de la qualification et de leur redistribuer l’intégralité des recettes.
Mais la Super League a tourné au fiasco, réalisant contre elle l’improbable union sacrée de l’UEFA, des fédérations nationales, des supporteurs, des diffuseurs et des autorités politiques – Boris Johnson, soutenu par le Labour, est allé jusqu’à menacer de légiférer. Elle a été lancée de manière précipitée, au moment où les stades vides démontrent l’importance des fans dans le déroulement des matchs et la qualité du spectacle.
L’échec de la Super League laisse entiers les problèmes fondamentaux du football, qui préexistaient à l’épidémie : gouvernance lacunaire, inefficacité et corruption de la Fifa et de l’UEFA ; bulle spéculative des rémunérations et des transferts qui pousse les clubs à accepter l’argent d’où qu’il vienne – États autoritaires, oligarques, milliardaires et fonds en quête d’enrichissement rapide ; recettes de plus en plus dominées par les droits de retransmission et le sponsoring ; polarisation autour des clubs et des championnats les plus riches.
De même qu’il faut réformer le capitalisme financier pour le rendre responsable et soutenable en le mettant au service du risque, de l’innovation et de la protection de l’environnement, il est indispensable de moderniser le football, de sauver les grands clubs et de renouveler l’intérêt des compétitions. Loin de passer par la fuite en avant dans l’endettement où la captation de fonds publics, cela impose de respecter l’esprit du football à travers ses valeurs, son histoire, les communautés et les villes qui l’ont façonné. Michel Platini, exclu des instances par un quarteron de gérontes prévaricateurs, a parfaitement résumé les principes qui devraient guider tous les dirigeants s’ils veulent préserver l’universalité du ballon rond : « Le football est un jeu avant d’être un produit, un spectacle avant d’être un business, un sport avant d’être un marché. »
(Article paru dans Le Point du 29 avril 2021)