La suppression annoncée de l’École nationale d’administration (ENA) apparaît aussi injuste que contre-productive.
Emmanuel Macron a annoncé, le 8 avril, la suppression de l’ENA, imaginée par Jean Zay sous le Front populaire et créée par le général de Gaulle en octobre 1945. Elle doit être remplacée à partir du 1er janvier 2022 par un Institut du service public qui rassemblera treize écoles de fonctionnaires. La réforme poursuit deux objectifs : la modernisation de l’État et la diversification du recrutement de la haute fonction publique.
Le constat de la crise aiguë d’un État impuissant et surendetté est incontestable. L’épidémie de Covid-19 a confirmé son incapacité à gérer les crises et l’effondrement des services qu’il est censé rendre aux citoyens. Le caractère endogamique des élites françaises dominées par l’État contribue aussi à expliquer le décrochage de la France et ses échecs répétés pour s’adapter à la nouvelle donne du XXIe siècle. Enfin, l’ENA souffrait d’un recrutement trop étroit, d’être organisée autour d’une logique de classement et non de connaissance et de cultiver le corporatisme en lieu et place de l’intérêt général.
Pour toutes ces raisons, l’ouverture et la modernisation de l’ENA qui avaient été engagées méritaient d’être accélérées. Pour autant, sa suppression apparaît injuste et contre-productive. Tout d’abord, l’ENA est très loin d’avoir démérité. La haute fonction publique française se compare honorablement à celle des grands pays développés en termes de compétence, d’honnêteté, de loyauté et de sens de l’État. Et l’École s’est affirmée au fil des ans comme un puissant relais d’influence de la France à travers le réseau de ses anciens élèves étrangers. La coupure entre l’État et la société civile, le mépris de l’administration pour les citoyens, le culte de la complexité au nom du respect de l’égalité sont bien plus profonds et anciens que l’ENA. Alexis de Tocqueville le relevait déjà dans L’Ancien Régime et la Révolution : « Quand l’amour des Français pour la liberté politique se réveilla, ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement un certain nombre de notions qui, non seulement ne s’accordaient pas facilement avec l’existence d’institutions libres, mais y étaient contraires. Ils avaient admis comme idéal d’une société un peuple sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration unique et toute-puissante, directrice de l’État, tutrice des particuliers. » Enfin, le blocage de l’ascenseur social ne concerne pas que l’administration et résulte avant tout de l’effondrement du système éducatif. Les grandes écoles, dont l’ENA est devenue le symbole, sont plutôt un môle de résistance à la débâcle de l’enseignement que sa cause.
La suppression de l’ENA découle moins de la dérive de la haute administration que de l’absolutisme présidentiel. L’enseignement du futur Institut du service public est stupéfiant, centré sur un improbable « rapport à la science » ou sur les valeurs de la République, dont on peut espérer qu’elles sont pleinement intégrées par des élèves fonctionnaires recrutés à bac + 5. À l’inverse, il ignore superbement l’économie, la finance, la gestion ou le management, qui devraient être la priorité pour un État endetté à hauteur de 120 % et dont les services de santé, d’éducation, de justice ou de sécurité ne fonctionnent plus.
Au total, cette réforme improvisée est purement démagogique. Par sa généalogie, car elle est le fruit de la crise des Gilets jaunes. Par son objectif qui consiste à masquer l’absence de réforme de l’État, qui constitue le principal angle mort du quinquennat d’Emmanuel Macron. Et enfin par son esprit populiste de dénonciation des élites. La suppression de l’ENA va accélérer la crise de l’État, en confortant la fuite des talents et des cerveaux de la haute fonction publique, en favorisant le corporatisme et le retour du clientélisme dans les nominations, en sanctuarisant l’organisation en silo des administrations alors que la crise sanitaire a montré l’impérieuse nécessité de leur coordination. La modernisation de l’État et la réforme de la haute fonction publique appelaient une action autrement cohérente et courageuse : la décentralisation ; l’arrêt de la cannibalisation de l’État régalien par la protection sociale et désormais la réassurance des revenus des ménages et le chiffre d’affaires des entreprises ; le recours systématique à des appels d’offres ouverts au secteur privé pour les postes de direction du secteur public ; l’obligation pour un fonctionnaire de démissionner s’il veut se porter candidat à des fonctions électives nationales ou à l’exécutif d’une collectivité territoriale importante.…
La mise à mort de l’ENA par l’équipe dirigeante la plus technocratique de la Ve République dit beaucoup sur l’état d’esprit qui préside à ce quinquennat et sur la personnalité du chef de l’État. L’échec du projet modernisateur, cassé net par le mouvement des Gilets jaunes, puis la débâcle face à l’épidémie de Covid-19 débouchent sur la recherche de boucs émissaires. Emmanuel Macron entend par ailleurs prouver à tous que son destin hors normes ne doit tout qu’à lui-même. De la devise que le général de Gaulle avait donnée à l’ENA, « décision, action, ambition », il n’a conservé que l’ambition. Mais la destruction des institutions du passé ne vaut pas invention de l’avenir. Et le contraste apparaît immense entre le nihilisme de nos dirigeants du moment et la génération de 1945 qui sut reconstruire une France ruinée matériellement et moralement.
(Article paru dans Le Point du 22 avril 2021)