Avec son projet « Global Britain », le Royaume-Uni s’est fixé des objectifs démesurés à l’horizon 2030.
Le Royaume-Uni cumule le choc universel de l’épidémie de Covid-19 avec les conséquences du Brexit. Avec 126 000 morts, une récession de 9,9 % et un déficit public de 19,3 % du PIB, il compte parmi les pays les plus fortement touchés en 2020. Simultanément, les exportations britanniques vers le continent se sont effondrées de 59,5 % en janvier, contre un recul de 27,5 % de celles de l’Europe vers l’île ; surtout, des pénuries de main-d’œuvre touchent des secteurs clés en raison du départ de 1,3 million d’expatriés, tandis qu’Amsterdam supplante la City comme première place financière européenne pour les actions.
La campagne de vaccination a permis à Boris Johnson, fragilisé par sa gestion désastreuse de l’épidémie et par la défaite de Donald Trump, de se rétablir dans l’opinion. L’homologation rapide des vaccins et l’organisation d’une campagne de masse ont permis d’injecter une première dose à 40 % de la population (contre 30 % aux États-Unis et 8,4 % en France). Le soutien budgétaire se poursuivra cette année avec un déficit de 10,3 % du PIB, lié notamment à la prolongation du chômage partiel et aux aides aux entreprises touchées par les mesures sanitaires. Cela permettra au Royaume-Uni d’envisager une croissance de 5,1 % en 2021 et de 7,3 % en 2022. Le pari gagnant de Boris Johnson sur la vaccination positionne idéalement le Royaume-Uni pour bénéficier de la forte reprise qui se dessine avec la levée des mesures sanitaires et la mise en œuvre du plan de relance géant de Joe Biden aux États-Unis. Reste néanmoins pendante la question de sa stratégie de long terme après le Brexit, à laquelle le gouvernement a entendu répondre en publiant le 16 mars sa vision du projet « Global Britain » à l’horizon de 2030.
L’objectif que se fixe le Royaume-Uni est de rester une puissance majeure au service de la liberté, dans un monde conflictuel où la démocratie est menacée. D’où six priorités.
- Tout d’abord, l’unité et la résilience de la nation, mises à mal par l’épidémie et, plus encore, par les perspectives d’indépendance de l’Écosse et de réunification de l’Irlande.
- Ensuite, le réinvestissement dans la défense et la sécurité, qui fait l’objet d’annonces spectaculaires avec l’augmentation de 180 à 260 des ogives nucléaires déployées sur les sous-marins Trident, le renforcement de la cyber-force – une ambitieuse politique spatiale fondée sur un lanceur de satellites britannique à partir de 2022 et la création d’un commandement de l’espace –, la mise en service d’un nouveau centre de lutte contre le terrorisme sur le territoire national.
- La réaffirmation du rôle de premier allié européen des États-Unis au sein de l’Otan pour contrer la Russie, désignée comme menace, associée à un mouvement de pivot vers l’Indo-Pacifique face à la Chine, qualifiée de partenaire, avec pour traduction l’adhésion à l’Accord de partenariat transpacifique, le rapprochement avec l’Asean et le déploiement du porte-avions Queen Elizabethdans le Pacifique cette année.
- La construction d’une superpuissance scientifique et technologique, en attirant les cerveaux grâce au dynamisme de l’enseignement supérieur et de la City.
- La lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité, notamment par le développement de la finance verte.
- Enfin, l’élaboration d’un ordre international stable et ouvert en contribuant à la sécurité des routes maritimes, de l’espace et du cybermonde.
Présentée comme le tournant stratégique le plus important depuis la fin du XXe siècle, cette vision du Royaume-Uni comme acteur global en 2030 frappe par l’ambition de son dessein, mais aussi par la multiplication des priorités, l’écart entre les objectifs et les moyens, la déconnexion entre la vision de moyen terme et les réalités de 2021. La cible de 2,2 % du PIB retenue pour le budget de la défense ne permet pas de financer à la fois le réarmement nucléaire, les développements dans l’espace et le cyber ainsi que la hausse des dépenses de recherche. La réduction des forces armées, de 80 000 à 70 000 hommes, est incompatible avec la volonté de les engager et de les projeter davantage. L’élargissement du spectre géographique au-delà de l’Otan avec une présence renforcée au Moyen-Orient, en Afrique mais également dans l’Indo-Pacifique semble démesuré.
Les contradictions majeures restent indissociables du Brexit. Les relations avec l’Europe sont réduites au prisme de l’Otan, alors que l’Union restera de très loin le premier partenaire du Royaume-Uni au cours de la prochaine décennie. La menace russe paraît surestimée, à l’inverse de celles du total-capitalisme chinois – en dépit des tensions au sujet de Hongkong et des sanctions contre Huawei – et plus encore de la démocrature islamique d’Erdogan en Turquie. La percée envisagée sur le plan technologique est contredite par l’exode des talents et des capitaux. Le leadership attendu dans le numérique et la transition écologique semblent hors de portée d’un pays de 67 millions d’habitants. Le paradoxe ultime consiste à se couper du continent européen pour faire le pari de la mondialisation au moment où elle implose et se reconfigure en blocs régionaux. Ironie tragique, le Royaume-Uni ne dispose pas des moyens du grand dessein d’une puissance planétaire au service de la démocratie à l’horizon de 2030 qu’il revendique, quand l’Union européenne en aurait la capacité mais n’en a pas la volonté.
(Article paru dans Le Point du 25 mars 2021)