Les idéologies du racialisme et du décolonialisme n’ont d’autre point de départ que la doctrine politique du racisme établie par Arthur de Gobineau.
1853 et 1855. Sa thèse consistait à affirmer que l’histoire se confond avec celle des races, qui obéissent à une classification et un ordre stricts et immuables : « L’humanité est divisée en races selon une hiérarchie logique, permanente et indélébile. » Il en déduisait trois conclusions : la critique radicale de la démocratie fondée sur l’égalité entre les individus ; le bien-fondé de la colonisation qui assurait la domination de la race blanche censément supérieure ; la course inévitable des sociétés et des civilisations vers le néant du fait du métissage de la population.
Bien plus que Darwin, Gobineau est donc l’inventeur du racisme érigé en doctrine politique, à partir de postulats faussement scientifiques. Ses idées, restées marginales en France, ont prospéré en Allemagne, notamment à travers son amitié avec Wagner, et aux États-Unis, où elles furent utilisées par les partisans de l’esclavage.
Elles contribuèrent à la violente crise de la démocratie de la fin du XIXe siècle, marquée par une double poussée populiste et antisémite, puis à l’émergence du totalitarisme nazi fondé sur l’idolâtrie de la race.
Alexis de Tocqueville, dont Gobineau fut le collaborateur, avait d’emblée dénoncé sa « philosophie de directeur de haras » en défendant le caractère universel des droits de l’homme, en soulignant que la généralisation des inégalités ne pouvait conduire qu’à une spirale de haine et de violence, en refusant tout déterminisme de la race pour réaffirmer la dignité de tous les hommes et leur liberté de décider de leur destin. C’est grâce à ces valeurs et ces principes que la démocratie a résisté puis vaincu au cours du XXe siècle les idéologies de la race et de la classe, qui se revendiquaient d’un sens de l’histoire et s’appuyaient sur un mélange de terreur et de mensonges adossés à une fausse science.
L’ironie veut que les idées de Gobineau reviennent aujourd’hui en force sous le masque du racialisme et du décolonialisme, dont les tenants donnent raison à Pascal, qui rappelait que « qui veut faire l’ange fait la bête ». Certes, la hiérarchie des races, des sexes, des cultures ou des civilisations se trouve inversée : les Noirs, les métis, les femmes, les anciennes colonies, les pays du Sud ou l’islam sont érigés en modèles politiques et moraux ; les Blancs, les hommes, les Églises et l’Occident sont voués aux gémonies comme autant de figures de domination. Mais sous cette inversion des pôles pointe un raisonnement identique : les races et la colonisation seraient des structures permanentes et intangibles qui constitueraient le véritable moteur de l’histoire.
Les conséquences intellectuelles et politiques de cet antiracisme radical sont tout aussi nihilistes que les vaticinations de Gobineau. Dès lors que le racisme et le colonialisme sont présumés systémiques, les libertés fondamentales – à commencer par la liberté d’expression – sont formelles et se réduisent à un masque de l’oppression, comme chez Marx : ceci justifie de poursuivre la mort sociale et intellectuelle – voire physique – de ceux qui ne partagent pas ces idées à travers les mobilisations de la « woke culture », qui entend régir toutes les facettes de la vie intellectuelle, mais aussi économique, sociale et politique. La déracisation et le décolonialisme passent dès lors par la réécriture de l’histoire, par la censure de la littérature, mais aussi par la construction d’un homme nouveau, assigné à résidence par sa race, son ethnie, sa religion ou son sexe.
L’idolâtrie des identités dissout l’idée d’humanité partageant une nature et des valeurs communes. L’humanité étant déchirée en races et en communautés irréductiblement opposées, l’histoire des hommes obéit à une guerre inexpiable et illimitée des races, des ethnies, des religions et des sexes.
Ces théories sont incompatibles avec la démocratie car elles récusent non seulement l’État de droit, le pluralisme des opinions, la modération dans l’exercice du pouvoir, mais le principe même d’une communauté de citoyens, la nation étant réduite à une agrégation d’individus et de tribus.
C’est la raison d’être et l’honneur de la démocratie d’accepter le développement et la confrontation des idées et des points de vue, y compris liberticides. Ceci n’implique en rien qu’il faille, au nom d’un lâche soulagement, les ériger en vérité, les mettre au cœur de l’enseignement et de la recherche, ou leur reconnaître force de loi. Il est plus que temps de mobiliser pour défendre contre les émules de Gobineau l’universalisme des droits de l’homme.
Il ne faut pas rééditer l’erreur tragique des pacifistes des années 1930 ou des compagnons de route des années 1950 qui accablaient les nations libres en faisant le jeu des totalitarismes.
(Chronique parue dans Le Figaro du 15 mars 2021)