La sortie de l’épidémie pourrait engendrer un boom comparable à celui des années 1920. Une chance, à condition de ne pas répéter les erreurs du passé.
L’année 2021 se présente comme une nouvelle année terrible. Elle reste dominée par l’épidémie de Covid-19 tout en voyant apparaître les effets de la crise économique et sociale, masqués par l’envolée des dettes publiques en 2020. Certains signes montrent cependant que l’économie mondiale pourrait passer de la glaciation à la surchauffe.
Tout d’abord, le plan de relance démesuré de Joe Biden, qui va porter à 14 % du PIB le soutien budgétaire de l’activité en 2021 – soit de 3 à 5 fois le déficit de production –, ne peut manquer de faire bondir la croissance aux États-Unis au-delà de 5 %. Surtout, le confinement de la moitié de l’humanité a créé une immense frustration, réduisant les voyages et les contacts avec autrui, nourrissant chez les citadins un violent désir de renouer avec la nature et la liberté de mouvement. Dans tous les pays, le relâchement des mesures sanitaires se traduit ainsi par une frénésie de consommation et de tourisme, à l’image de la Chine, où 550 millions de voyageurs se sont rués vers les sites touristiques en octobre 2020, et des États-Unis, où les parcs nationaux sont saturés. Par ailleurs, les ménages disposent des moyens de dépenser, puisqu’ils ont accumulé une épargne forcée considérable, qui s’élèvera à la fin de 2021 à 200 milliards d’euros en France et à plus de 1 000 milliards de dollars aux États-Unis.
La sortie de l’épidémie pourrait ainsi engendrer un boom comparable à celui des années 1920, à l’issue de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole, qui tua quelque 50 millions de personnes. Le retour à la paix et la conscience de sa fragilité – tout entière résumée par la formule de Paul Valéry « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » – débouchèrent sur une volonté enfiévrée de profiter de la vie. À la crise liée à la reconversion de l’économie de guerre en 1920/1921 succéda ainsi un cycle de forte expansion, marqué par une croissance de 3,6 % par an aux États-Unis, de 3,1 % au Royaume-Uni (performance la plus faible en raison du calamiteux rétablissement de l’étalon-or par Winston Churchill, en mai 1925), de 4,1 % en Allemagne et de 4,2 % en France. Au cours de la décennie, la hausse de la production atteignit 50 % aux États-Unis et 60 % en Europe. Les raisons du boom des Années folles sont multiples : les investissements requis par la reconstruction de l’Europe et la relance de l’urbanisation ; la réouverture des échanges et des paiements internationaux, avec la reconstruction d’un système monétaire autour du Gold Exchange Standard ; l’accélération de la seconde révolution industrielle, amorcée à la fin du XIXe siècle autour de l’automobile, de l’aéronautique, de l’électricité et du pétrole, de la chimie, du cinéma et de la radio ; la concentration des entreprises et la rationalisation du travail, qui générèrent des gains de productivité de 30 % au cours de la décennie ; la transformation des sociétés avec le nouveau rôle des femmes, la disparition de la bourgeoisie rentière et la montée des classes moyennes.
Or la configuration de la décennie 2020 recèle des forces comparables. L’épidémie de Covid-19 a donné un formidable élan au progrès scientifique dans les domaines clés de la santé, avec la technologie de l’ARN messager, du numérique et de l’intelligence artificielle, avec les véhicules autonomes et la robotisation de la production, de l’énergie enfin. La réouverture des frontières créera un formidable appel pour la reprise des échanges, des investissements et du tourisme – d’autant que la mondialisation, même si elle se réorganise en blocs régionaux, ne s’est pas effondrée, comme le montre la résistance du trafic maritime. Le capitalisme se restructure pour s’adapter à la révolution numérique et à la transition écologique. Dès lors, les gains de productivité, qui plafonnaient depuis le début du siècle autour de 1 %, pourraient décoller.
Les chances et les risques du passage d’une récession historique au boom doivent être mesurés à la lumière du destin des années 1920, qui préparèrent les tragédies de la décennie 1930, la Grande Dépression, les périls émanant des régimes totalitaires et la marche vers la Seconde Guerre mondiale. Sous la prospérité des Années folles pointent en effet des déséquilibres majeurs. Le développement fut très inégal selon les secteurs et les pays. L’écart entre la production de masse et la consommation ne fut comblé que par le recours excessif au crédit, qui encouragea la spéculation, notamment sur le marché américain des actions, dont les cours s’envolèrent à partir de 1927, avant de s’écrouler en octobre 1929. L’incapacité à trouver une solution aux déficits, aux dettes et aux réparations issus de la guerre engendra l’inflation et fragilisa le système financier. Les rancœurs nées des traités de paix et l’absence de leadership mondial, actée par le refus du Congrès des États-Unis de ratifier le traité de Versailles en 1919, qui tua dans l’œuf la Société des nations, ne permirent pas d’équilibrer le système mondial.
La conclusion pour les démocraties du XXIe siècle est limpide.
- La sortie de l’épidémie de Covid-19 peut ouvrir un cycle de forte croissance dont la clé est la relance des gains de productivité.
- La reprise sera très inégale selon les entreprises, les secteurs et les pays, ce qui suppose la mobilisation des pouvoirs publics et une étroite coordination internationale.
- Un vaste effort de reconstruction de l’économie de marché et de la démocratie doit être engagé pour remédier à leurs dysfonctionnements chroniques depuis le début du XXIe siècle.
- Afin de ne pas renouveler les erreurs de la paix ratée de 1918, il est indispensable de faire émerger des institutions internationales légitimes et des règles efficaces pour stabiliser le capitalisme et le système mondial, mais aussi de jeter les bases d’une nouvelle alliance des démocraties pour répondre aux menaces dont elles font l’objet.
(Article paru dans Le Point du 4 mars 2021)