La réforme agraire, votée dans une Inde ravagée par la pandémie, a mis le feu aux poudres. Les émeutes paysannes font trembler New Delhi.
L’Inde affronte la pire crise depuis son indépendance, le 15 août 1947. Deuxième pays le plus touché par l’épidémie de Covid-19 avec plus de 11 millions de cas et 155 000 morts, elle a connu en 2020 une récession de 10,5 % du PIB, qui a porté à 27 % le chômage de la population active et fait basculer 140 millions de travailleurs précaires dans la pauvreté, tandis que le déficit et la dette publics s’envolaient pour atteindre 13 % et 90 % du PIB. Enfin, les tensions avec la Chine ont débouché sur une confrontation ouverte dans le Ladakh, où plus de 100 000 hommes se font désormais face.
Narendra Modi n’est pas resté inactif face à cette succession de chocs. Une vaste campagne de vaccination prévoit d’immuniser 300 millions de personnes d’ici au mois de juillet. Un plan de relance de 340 milliards d’euros, soit 15 % du PIB, a été engagé. En septembre 2020, Modi a fait voter un ensemble de lois qui libéralisent le marché du travail et l’agriculture. La sortie de crise se trouve cependant compromise par la révolte des paysans. La réforme agraire est centrale, car l’agriculture génère 15 % du PIB mais emploie 45 % de la population active et fait vivre 60 % du 1,4 milliard d’Indiens. Elle entend améliorer la productivité, favoriser l’investissement et stabiliser les prix pour les consommateurs. Trois lois ont ainsi supprimé les obstacles aux échanges intérieurs, autorisé la création de plateformes de commerce numériques, déréglementé la production, le stockage et la distribution des produits agricoles, supprimant en conséquence les marchés administrés et les prix minimaux garantis par l’État.
Mais ce traitement de choc a déraillé. La libéralisation de l’agriculture, lancée au beau milieu de l’épidémie et d’une récession historique, a déclenché le mouvement social le plus ample depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, en 2014. L’agriculture indienne traverse une crise structurelle, liée à sa faible rentabilité, au déficit d’investissement, au surendettement, à des pratiques destructrices pour les sols et les réserves en eau. En 2019, 10 300 agriculteurs acculés à la ruine se sont suicidés. Dès lors, le vote de la réforme, sans aucune évaluation ou concertation préalables, a exacerbé les peurs d’une chute des prix agricoles – avec pour exemple l’État du Bihar, où la libéralisation engagée depuis quinze ans a fait chuter le prix de 100 kilos de riz à 16 dollars, contre 25 dollars pour le tarif garanti – et d’une concentration du marché au profit de monopoles privés contrôlés par des milliardaires proches du pouvoir, à l’image de Mukesh Ambani, dont la fortune est estimée à 63 milliards de dollars.
Les manifestations, cantonnées au départ dans les États du Pendjab et de l’Haryana, qui assurent la moitié de la production de riz et de blé, ont pris une dimension nationale. Devant le silence des autorités, les agriculteurs, au début du mois de décembre, sont montés sur leurs tracteurs, ont forcé les barrages policiers et organisé le blocus des grandes villes, à commencer par New Delhi, désormais cernée par d’immenses camps.
Les tensions n’ont cessé de croître, en dépit de la vaine tentative de médiation de la Cour suprême, qui, le 12 janvier, a suspendu l’application de la réforme pour installer un panel d’experts chargé de trouver un compromis. Elles ont pris un tour dramatique le 26 janvier, jour de la fête nationale, quand les agriculteurs ont pris d’assaut le Fort rouge, où Nehru prononça son premier discours après l’indépendance. L’émeute a plongé Delhi dans le chaos et fait un mort et plus de 400 blessés. Le gouvernement a réagi en engageant une épreuve de force. Des poursuites judiciaires ont été ouvertes contre les responsables du mouvement paysan et contre les journalistes ayant couvert les événements, tandis que les camps de fortune de Singhu, Tikri ou Ghazipur étaient encerclés par les forces de police et des unités paramilitaires. Toute négociation est suspendue et l’impasse politique est complète.
Gandhi soulignait à raison que « les systèmes économiques qui négligent les facteurs moraux et sentimentaux sont comme des statues de cire : ils ont l’air d’être vivants et pourtant il leur manque la vie de l’être en chair et en os ». Modi a raison de voir dans la réforme agraire l’une des clés de la modernisation de l’Inde. Mais son passage en force, qui fait violence à quelque 800 millions d’Indiens, alors que les agriculteurs se sont mobilisés pour assurer l’alimentation de leurs concitoyens durant le long confinement du printemps 2020, est suicidaire. Pour être indispensable, la réforme agraire doit prendre en compte la sécurité alimentaire du cinquième de la population mondiale. Elle a vocation à être accompagnée et soutenue par les pouvoirs publics, comme elle le fut en France après 1945, et ne peut être placée sous le signe d’un capitalisme de rente et de prédation.
La révolte des paysans indiens, en pleine pandémie et alors qu’une escalade est possible à tout moment avec la Chine, souligne les limites du leadership autoritaire et erratique de Narendra Modi, dans le droit fil de la désastreuse opération de démonétisation, de l’introduction chaotique de la TVA ou de la complaisance longtemps entretenue envers Xi Jinping. Dans une démocratie, la loi ne doit pas seulement être nécessaire, elle doit aussi être juste. Et, comme l’ont montré les États-Unis, l’instauration d’un climat de guerre civile est un jeu dangereux auquel peuvent se brûler, eux aussi, les leaders populistes.
(Article paru dans Le Point du 04 février 2021)