L’arbitraire s’est substitué à la légalité. L’État n’était nullement légitime pour bloquer l’acquisition de Carrefour.
Les grandes transformations de l’histoire entraînent toujours une redéfinition du rôle de l’État : la Première Guerre mondiale engendra l’État totalitaire ; le krach de 1929 imposa l’intervention publique pour stabiliser le capitalisme et inventa la régulation keynésienne qui présida à la croissance intensive après 1945 ; les chocs pétroliers des années 1970 firent émerger la mondialisation. Le krach de 2008 puis l’épidémie de Covid-19 provoquent le retour en force de l’État et appellent la construction d’une nouvelle norme de capitalisme. La nouvelle hiérarchie des nations qui sortira des chocs du début du XXIe siècle dépendra largement de leur capacité à réaliser ces changements. La France, qui a payé de quatre décennies de décrochage son refus de s’adapter à la nouvelle donne née de la mondialisation et du passage à l’euro, est en passe de manquer ce nouveau tournant. En témoigne le veto a priori opposé par le ministre des Finances à l’offre d’achat de Carrefour par le québécois Couche-Tard afin de créer le troisième acteur mondial de la distribution fort de 115 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Dans sa forme, la décision fait preuve d’une légèreté et d’un cynisme rares. L’offre n’a été ni instruite ni analysée. Le refus brandi ne répond à aucune logique juridique ou économique, pour n’être dicté que par la politique et le désir de flatter les passions nationalistes et protectionnistes de l’opinion. Le gouvernement affirme le droit pour l’État de bloquer des opérations entre des entreprises privées quand bien même il est impuissant pour le faire dans les sociétés où il est l’actionnaire de référence, comme ce fut le cas dans le rachat de la participation d’Engie dans Suez par Veolia. Il privilégie la communication à très court terme sur les intérêts de long terme de la nation.
Sur le fond, l’arbitraire s’est substitué à la légalité. L’État était parfaitement légitime, dans le cadre de la police des investissements étrangers, pour s’opposer au rachat de Photonis, qui développe des technologies de vision nocturne vitales pour l’industrie de défense, par Teledyne, qui entendait bâtir un monopole incompatible avec nos intérêts de sécurité. Il ne l’est nullement pour bloquer l’acquisition de Carrefour en invoquant la souveraineté alimentaire.
La réglementation sur les investissements étrangers prévoit la possibilité pour l’État de s’opposer à une acquisition. Mais elle fait référence à la sécurité alimentaire – et non à la souveraineté – , qu’elle définit dans ces termes : « L’accès à une alimentation sûre, saine, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante, produite dans des conditions économiquement et socialement acceptables par tous, favorisant l’emploi, la protection de l’environnement et des paysages et contribuant à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique. » Or le rachat de Carrefour ne portait aucunement atteinte à ces différents objectifs.
Joseph Schumpeter pensait que l’innovation était le moteur du capitalisme à travers la dynamique de la destruction créatrice. Le populisme étatiste qui tient lieu de politique économique à notre pays a inventé la destruction destructrice. Le prix à payer pour les coups de force arbitraires de l’État est démesuré. Carrefour, en plein redressement, se trouve privé de l’apport de 3 milliards d’euros qui devait lui permettre de répondre à la concurrence d’Amazon et d’Alibaba et d’accélérer la transition vers l’alimentation biologique.
Non content de s’être surendetté à hauteur de 120 % du PIB et d’avoir ruiné les entreprises de l’énergie et des transports dont il est actionnaire, l’État, par son autoritarisme et son arbitraire, continue de réduire les libertés des entrepreneurs et de créer des contraintes et des incertitudes supplémentaires pour un secteur privé qui ne représente plus que 35 % du PIB. En coupant les entreprises françaises des capitaux internationaux, il les prive de la possibilité de s’adapter à la révolution numérique et à la transition écologique. Or les investissements différés aujourd’hui sont les plans sociaux de demain.
La sortie de crise passe par une forte intervention publique. Mais celle-ci doit être mise au service de la construction d’un nouveau modèle de développement à la fois inclusif et ouvert, et non pas de la sanctuarisation d’une économie administrée qui est à l’origine du décrochage de la France depuis quarante ans. L’État doit réinvestir dans ses fonctions régaliennes et repenser la production des services essentiels en termes d’éducation, de santé et de sécurité dont la qualité s’est effondrée. Au lieu de dire non à Couche-Tard, mieux vaudrait dire oui à tous les lève-tôt qui entendent travailler au relèvement de la France.
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 janvier 2021)