La France fait exploser ses dépenses pour limiter les effets de la crise sanitaire. Mais saura-t-elle échapper au piège diabolique de la dette ?
Au nom du nouveau mantra présidentiel, « quoi qu’il en coûte », notre dette publique est en train d’exploser dans un assourdissant silence, passant en un an de 98 à 120 % du PIB. La perte de contrôle de la situation sanitaire, de la récession et de l’ordre public occulte ainsi celle des finances publiques. L’envolée des dépenses et des dettes marque même le retour en force de l’État, qui, en plus de ses interventions, socialise les pertes de production, de revenus et d’emplois du secteur privé.
Ce consensus national en faveur de la dette repose sur un certain nombre de réalités. Le double choc provoqué par l’épidémie et par la chute de l’activité du fait des mesures sanitaires ne laisse pas d’autre choix que d’interposer le bilan de l’État pour endiguer le risque d’un effondrement des entreprises et des ménages, qui entraînerait une gigantesque dépression. L’envolée de la dette est garantie par le rachat systématique des titres émis par les banques centrales. Du fait des taux négatifs, le service de la dette française sera limité à 37 milliards d’euros, soit 1,4 % du PIB en 2020, année où elle atteindra 120 % du PIB.
Les tenants de la nouvelle théorie monétaire comme les dirigeants français en tirent une conclusion erronée : la dette publique est illimitée, gratuite et indolore, car elle ne sera jamais remboursée. Cela revient à ériger des circonstances exceptionnelles en nouvelle norme économique et des mesures d’urgence en stratégie de long terme. Pourquoi le surendettement, loin d’être neutre, constitue à terme une menace majeure :
- La dette publique française reste une exception au sein des pays développés et plus encore de la zone euro. Le niveau des dépenses (56 % du PIB) et de la dette était très élevé avant même l’épidémie. La dette publique s’accompagne par ailleurs d’un fort endettement des entreprises (138,3 % du PIB contre 120,8 % dans la zone euro) et des ménages (98 % du PIB contre 93 % dans la zone euro). Sa hausse est sortie de tout contrôle, ce qui devrait lui faire atteindre 140 à 150 % du PIB en 2030. Sa soutenabilité, qui n’est plus assurée que par la BCE – qui achètera en 2020 et 2021 la quasi-totalité des 260 milliards de titres émis –, est plus que douteuse, comme l’a pointé le FMI.
- Les effets pervers du surendettement public sont avérés. L’État voit disparaître toute marge de manœuvre financière. La spirale sans fin de l’augmentation des dépenses achève de fragiliser le secteur privé, minant la croissance potentielle et l’emploi. L’économie de bulles se trouve confortée, avec son cortège de rentes et d’inégalités. Sur le plan financier, la dette n’est soutenable que tant que la BCE rachètera l’intégralité des émissions et que les taux resteront négatifs, ce qui n’est pas durablement possible. Enfin, elle ravale la France au rang d’État du sud de la zone euro dont la souveraineté dépend de ses partenaires d’Europe du Nord.
- L’antienne selon laquelle la dette profite à tous et n’est remboursée par personne est insensée. Les États, contrairement à une idée répandue, font faillite. Mais il est plus coûteux pour eux de ne pas rembourser leurs dettes que de les honorer, quitte à les restructurer. Les défauts souverains sont indissociables de l’effondrement de l’économie, de la paupérisation de la population et de la montée de la violence politique, comme en Argentine ou au Venezuela. L’annulation de la dette par la BCE relève aussi de la chimère ; elle détruirait la confiance dans l’euro.
- Chaque Français, endetté à hauteur de 36 000 euros par l’intermédiaire de l’État, devra contribuer au remboursement de la dette. Le report de son coût sur les entreprises, sur les futures générations ou sur nos partenaires européens est un pari cynique et perdu d’avance. Le secteur privé, réduit à 35 % du PIB et surendetté, ne peut être mis davantage à contribution. Les jeunes voient leurs revenus sacrifiés à la protection des seniors, qui détiennent 80 % des actifs. Les pays d’Europe du Nord, s’ils soutiennent le plan de relance, vital, refusent toute union de transfert qui entraînerait la révolte de leurs contribuables.
- Si l’on écarte le défaut, il existe trois moyens de rembourser la dette. Le premier est l’inflation, prohibée par les règles de la zone euro. Le deuxième réside dans la hausse des impôts, impossible en France, où les recettes culminent déjà à 53 % du PIB. Le troisième levier, seule solution, repose sur la croissance, garant ultime de la solvabilité d’un pays. D’où l’urgence de mettre les plans de relance au service d’une production privée compétitive, d’améliorer les facteurs de production et la flexibilité, la transition numérique et écologique, la recherche et l’investissement dans l’innovation. D’où l’urgence aussi de réformer l’État pour le recentrer sur ses missions fondamentales – à commencer par la sécurité – tout en maîtrisant ses dépenses. Le seul antidote, comme le montra le général de Gaulle, qui fit du désendettement l’une de ses priorités au début de la Ve République, c’est la qualité du gouvernement politique et la remise de l’État au service de l’intérêt général. Vaste programme !
(Article paru dans Le Point du 19 novembre 2020)