Avec la défaite de Donald Trump, le populisme a perdu une bataille mais pas la guerre. Il y a tant à reconstruire dans les nations libres…
« Dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions », indiquait Alexis de Tocqueville, soulignant la communauté de destin entre les États-Unis et la liberté politique. Au XXe siècle, les États-Unis sont ainsi devenus la première puissance mondiale tout en s’affirmant comme les garants de la sécurité des démocraties. La crise existentielle qu’ils affrontent aujourd’hui est déterminante tant pour le leadership du XXIe siècle – ouvertement revendiqué par la Chine – que pour l’avenir des nations libres.
L’élection de Donald Trump en 2016 avait marqué un tournant historique, celle de 2020 est tout aussi décisive. Elle confirme la puissance du populisme, qui a perdu une bataille mais non pas la guerre qu’il livre à la démocratie libérale. En rassemblant plus de 70 millions de suffrages, Trump a rappelé qu’il n’était ni un accident ni une parenthèse. Il a certes perdu le vote transformé en référendum sur sa personne. Pour autant, il entend poursuivre l’élection non seulement devant les tribunaux, mais aussi dans la rue.
La tentation autoritaire que Donald Trump n’a cessé de cultiver durant son mandat a toutefois peu de chance de prospérer. Ce sont les électeurs et non les juges qui font l’élection. Et ses encouragements à la violence n’ont pas, pour l’instant, entraîné de débordements. Mais le trumpisme survivra à Trump. Pour le pire, par l’instauration d’un climat de guerre civile froide, la volonté de politiser les institutions, l’élévation du mensonge en principe de gouvernement. Également par la déstabilisation du leadership américain et l’isolationnisme qui renforcent la dangerosité du monde et laissent le champ libre aux démocratures et aux djihadistes. Parfois aussi pour de bonnes raisons, par la dénonciation fondée de la paupérisation des classes moyennes, des dérives identitaires et de la tyrannie des minorités, de la menace du total-capitalisme chinois.
À l’inverse de celle de 2016, l’élection présidentielle de 2020 témoigne cependant d’un sursaut de la démocratie américaine et de la résilience des institutions. La participation a été remarquable, avec un taux de 66,5 % qui assure à Joe Biden et Kamala Harris la légitimité propre au ticket ayant rassemblé le plus de voix dans l’Histoire. L’absence de vague démocrate oblige par ailleurs à remettre en route la mécanique des contre-pouvoirs et la recherche de compromis entre le président et le Congrès, démocrates et républicains. Joe Biden, qui se présente comme un président de transition du fait de son âge, pourrait se révéler, par sa modération et son expérience, l’homme de la situation.
En rassemblant plus de 70 millions des suffrages, Trump a rappelé qu’il n’était ni un accident ni une parenthèse.
Mais jamais un président élu n’a dû faire face à une telle cascade de crises : épidémie de Covid-19, pire récession de l’Histoire, dérèglement et catastrophes climatiques, paralysie des institutions, division de la nation, confrontation avec la Chine… Et il devra les affronter sans majorité au Congrès. Avec trois certitudes : la lutte efficace contre l’épidémie constitue un préalable pour la relance de l’économie ; la réussite intérieure conditionne le réengagement des États-Unis à l’extérieur ; la réussite ou l’échec de la réunification de la nation décidera de l’avenir des États-Unis.
En politique internationale, la présidence de Joe Biden ne remettra en question ni le tournant protectionniste, ni le reflux de l’interventionnisme, ni le pivot vers l’Asie et le repli hors de l’Europe et du Moyen-Orient. En revanche, elle enterre la confrérie perverse des hommes forts qui faisaient de Xi Jinping, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Mohammed ben Salmane, Viktor Orban ou Kim Jong-un les partenaires et interlocuteurs privilégiés du président des États-Unis. Les Européens doivent dès lors conjurer la grande illusion du retour à l’Amérique de 1945, prendre l’initiative et proposer à Joe Biden de refonder le lien transatlantique autour d’un agenda ambitieux en matière de commerce, de régulation de l’économie numérique, de lutte contre le réchauffement climatique, de défense et de sécurité.
L’élection présidentielle américaine rappelle enfin à tous que la démocratie est mortelle, même aux États-Unis. Elle souligne aussi que les leaders populistes peuvent être battus mais difficilement, y compris quand leur démagogie et leur incompétence se fracassent sur la réalité. La défaite de Donald Trump laisse entières les causes qui ont rendu son élection possible : l’éclatement et la paupérisation des classes moyennes, l’explosion des inégalités, la montée de l’insécurité et de la violence. Pour en finir avec le populisme, il faut reconstruire un capitalisme de production et non de rente financière, une société inclusive, une démocratie fondée sur une communauté de citoyens partageant les mêmes valeurs et le même projet. C’est le défi que doit relever l’Amérique de Joe Biden et Kamala Harris ; c’est le défi de toutes les nations libres.
(Article paru dans Le Point du 12 novembre 2020)