L’instauration d’un prix du carbone doit devenir le pivot de la transition écologique. Cela implique de tourner le dos aux idéologies.
L’épidémie de Covid-19 renforce la schizophrénie des dirigeants et des citoyens concernant l’écologie. D’un côté, la crise sanitaire et économique n’a nullement enrayé la menace climatique. Le confinement n’a été qu’une parenthèse, qui a réduit provisoirement de 4 à 7 % les émissions, sans modifier leur trajectoire, qui aboutit à une augmentation de la température d’environ 4 degrés d’ici à la fin du siècle – au lieu de la cible de 1,5 degré visée par l’Accord de Paris. Simultanément, les événements extrêmes liés au réchauffement se multiplient, des incendies géants de Californie, de Sibérie ou d’Australie aux inondations qui ont dévasté les vallées des Alpes-Maritimes.
De l’autre côté, l’urgence impose de donner la priorité à la santé, à la lutte contre l’effondrement de l’économie et au soutien du pouvoir d’achat, tout particulièrement dans une France diminuée, où la production, l’emploi et les revenus sont durablement amputés et où les plaies ouvertes par la jacquerie des Gilets jaunes demeurent à vif. L’expérience douloureuse du confinement incite les ménages à se tourner vers la maison et la voiture individuelles, au détriment du logement et des transports collectifs. Cette tension croissante qui oppose l’écologie à la préservation de l’économie, de l’emploi et des modes de vie des citoyens a été illustrée par le rétablissement par l’Assemblée nationale, le 6 octobre, de l’utilisation des néonicotinoïdes pour la culture des betteraves, faute de substitut efficace.
La transition écologique, le sauvetage de notre économie, la justice sociale et la préservation des libertés publiques sont pourtant compatibles, mais à la condition de réorienter profondément les stratégies de transition écologique. Fondées sur l’autoritarisme, l’étatisme et le malthusianisme, celles-ci sont vouées à l’échec en France comme dans le reste du monde, les pays développés refusant l’économie dirigée et les émergents récusant la décroissance.
Le parangon des erreurs à éviter a été donné par la Convention citoyenne sur le climat, qui constitue un réquisitoire sans appel contre les dévoiements de la démocratie directe. Elle n’a traité ni de la place de l’énergie nucléaire (qui émet quatre fois moins que le solaire) ni de la tarification du carbone, sans lesquelles il n’existe aucune possibilité d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, comme la neutralité carbone en Europe à l’horizon de 2050. En revanche, sa condamnation de la science et de l’économie de marché a débouché sur un catalogue de mesures démagogiques, ruineuses et liberticides, sans aucune évaluation de leur bénéfice en termes de décarbonation et de leurs coûts économiques et sociaux. Cette forme d’écologie, qui revêt d’habits neufs l’anticapitalisme et l’illibéralisme, n’apporte aucune solution au dérèglement du climat mais contribue à accélérer la crise de la démocratie.
Il faut partir avec des idées simples et claires vers la transition écologique. Le péril mortel qui nous guette est le dérèglement du climat. L’unique priorité doit donc porter sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et avant tout de carbone. Tout le reste en découle, à commencer par la préservation de la biodiversité. L’objectif ne peut être la décroissance, indissociable de la paupérisation des masses et de la montée de la violence, mais un nouveau modèle de développement liant haut rendement, inclusion sociale et décarbonation.
Trois instruments existent pour impulser et conduire la décarbonation de l’économie. Les deux premiers sont la réglementation et la fiscalité. Ils continuent à être privilégiés par le plan de relance alors même qu’ils n’ont obtenu que des résultats limités. Le troisième est l’instauration d’un prix du carbone. Il repose sur le principe que le marché constitue le meilleur antidote à ses dysfonctionnements nés de la gratuité du rejet du carbone – dont le meilleur exemple demeure le recours intensif aux énergies fossiles. Le signal par les prix est le plus puissant et le plus universel. L’annonce d’une trajectoire de long terme permet par ailleurs d’intégrer la contrainte environnementale dans les décisions des entreprises et des investisseurs. L’efficacité de la tarification du carbone a ainsi été démontrée en Suède et au Royaume-Uni, où son introduction en 2011 a entraîné une diminution de 15 % des émissions de 2012 à 2015 (contre 5 % dans le reste de l’Union) et l’éradication du charbon dans la production d’électricité.
Pour remplir l’objectif de la neutralité carbone à l’horizon de 2050, l’Union européenne doit donc se doter d’une agence de la décarbonation, qui aurait cinq missions.
- Le renforcement du marché européen des quotas d’émissions, à travers la fixation d’un prix plancher maintenu par les interventions d’un fonds de réserve, afin d’éviter son effondrement.
- L’affichage et la défense d’un prix plancher cible de 50 euros par tonne en 2025 et 100 euros par tonne en 2030 – niveau retenu par la plupart des grands groupes pour leur planification stratégique.
- La mise en place d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union pour garantir un cadre de concurrence équitable aux entreprises européennes.
- L’introduction du prix du carbone dans les normes comptables et dans la valorisation des portefeuilles et les actifs, avec la mesure du réchauffement climatique.
- La redistribution des fonds collectés vers l’innovation, notamment dans les technologies de captation du carbone.
La transition écologique est un sujet beaucoup trop sérieux pour être abandonné aux idéologues. Elle ne peut réussir que si elle est soutenable pour les finances des États, pour la rentabilité des entreprises, pour le niveau de vie et la liberté des citoyens, que si elle parvient à réaligner les capitaux humain, économique et naturel. Elle doit donc être réintégrée dans l’économie mais aussi dans la géopolitique. En annonçant l’objectif d’une neutralité carbone en 2060, la Chine entend en faire une arme de découplage de l’Occident et, après la pandémie, une nouvelle démonstration de la supériorité du modèle total-capitaliste sur la démocratie libérale. Pour l’Europe, la transition écologique constitue donc un enjeu décisif en termes de développement mais aussi de souveraineté et de valeurs. Elle se fera par le marché du carbone ou ne se fera pas.
(Article paru dans Le Point du 15 octobre)