Désormais le deuxième pays au monde le plus frappé par la pandémie, l’Inde doit aussi faire face à la récession et à la pression militaire chinoise.
Sous la houlette de Narendra Modi, l’Inde s’enfonce dans la pire crise depuis son indépendance, en 1947. Elle a perdu le contrôle de la pandémie et est devenu le deuxième pays le plus touché après les États-Unis, comptant 4,4 millions de cas et près de 75 000 morts – chiffre notoirement sous-estimé. Simultanément, la cinquième économie du monde connaîtra une récession historique de 10 à 14 % du PIB en 2020, le recul de l’activité ayant atteint 24 % au second trimestre – soit la pire performance au sein du G20. Le déficit public devrait s’élever à 15 % du PIB et le chômage bondir à 27 % de la population active, 20 millions d’emplois salariés ayant été supprimés au cours du premier semestre.
Il en résulte un désastre social. Les quelque 100 millions de migrants qui voyagent pour trouver du travail sont privés de toute ressource et souvent confrontés à la famine. Plusieurs dizaines de millions des 140 millions de travailleurs précaires ont basculé dans la pauvreté, dont Gandhi rappelait qu’elle « est la pire forme de violence ». Avec pour conséquence la chute de la scolarisation et la remontée en flèche du travail des enfants.
Au plan géopolitique, la tension avec la Chine s’est exacerbée au Ladakh, dans l’Himalaya, avec le face-à-face entre soldats des deux armées le 15 juin qui a fait 20 morts côté indien pour des pertes inconnues côté chinois. Il en va de même avec le Pakistan depuis la suppression du statut d’autonomie et le strict confinement du Cachemire, décrété par New Delhi en août 2019. L’intérêt des trois pays – tous dotés de l’arme nucléaire – serait la désescalade. Mais les dirigeants, sous la pression d’opinions chauffées à blanc par les discours nationalistes, sont engagés dans une surenchère.
New Delhi et Pékin ont envoyé de puissants renforts dans l’Himalaya. L’Inde, qui dispose du troisième budget militaire mondial – doté de 71 milliards de dollars – après la Chine (261 milliards de dollars), accélère son réarmement, ce que symbolise la réception des 5 premiers Rafale qui seront déployés à la frontière chinoise. Elle a mis en place des sanctions contre la technologie chinoise avec l’interdiction de 59 applications, dont TikTok, en juillet dernier. Enfin, Modi s’est rapproché des États-Unis, du Japon et de l’Australie dans le cadre du Quad.
La Chine n’est pas en reste qui renforce ses investissements militaires tout en poursuivant méthodiquement l’encerclement de l’Inde à travers les nouvelles routes de la soie : présence massive au Pakistan, où le port en eau profonde de Gwadar devrait accueillir une base maritime chinoise, mais aussi au Bangladesh ; mise sous influence du Népal, du Myanmar, des Maldives ou des Seychelles ; prise de contrôle du Sri Lanka. Elle joue aussi sur la dépendance de New Delhi au plan industriel dans les secteurs clés de la technologie ou de la pharmacie, sur le plan commercial avec un déficit de 50 milliards de dollars par an, sur le plan financier avec l’accueil de plus de 10 milliards d’investissements chinois entre 2017 et 2019.
L’épidémie a amplifié la descente aux enfers de l’Inde. Elle a surtout mis en évidence les failles du leadership de Narendra Modi, impulsif, erratique et incohérent. Le confinement est intervenu trop tôt, le 25 mars, et a été excessivement rigoureux, ce qui s’est traduit par une réouverture précoce le 12 mai, avant le pic, qui explique l’emballement actuel de la pandémie. Le plan de relance, limité à 2 % du PIB en raison du surendettement du pays (70 % du PIB à fin 2019), se résume à « trop peu, trop tard ». Surtout, Modi a témoigné d’une singulière complaisance envers les dictateurs et les autocrates, y compris Xi Jinping, au nom d’un populisme qui l’a conduit à dévoyer le fonctionnement de la démocratie par l’achat d’élus de l’opposition et à démanteler l’État de droit en vassalisant le Parlement et la Cour suprême.
L’Inde se trouve à la croisée des chemins. Elle est devenue, avec Narendra Modi, qui figure en bonne place aux côtés de Donald Trump, de Boris Johnson ou de Jair Bolsonaro, un cas d’école de l’incapacité des leaders populistes à gérer des crises du fait de leur incompétence et de leurs incohérences – la pandémie n’étant pas soluble dans l’idéologie. Pour poursuivre son développement et résister aux ambitions hégémoniques de la Chine, elle doit effectuer un tournant majeur. Le décollage demande des transformations qui sont incompatibles avec la fuite en avant dans le national-populisme et dans la discrimination des 172 millions de musulmans – actée par la loi sur la nationalité du 11 décembre 2019. La survie de la démocratie exige l’abandon du projet de nation ethnique et la remise en route de l’État de droit. L’endiguement de la Chine passe par une alliance des nations libres, indissociable de l’arrêt des attaques contre l’Occident. Entre la réforme et le populisme, l’État de droit et la nation ethnique, la liberté et la Chine, l’Inde va devoir choisir
(Article paru dans Le Point du 17 septembre)