Si le Premier ministre démissionnaire Shinzo Abe a su maintenir le rang de son pays, les défis restent immenses, notamment face à Xi Jinping.
Shinzo Abe a annoncé le 28 août sa démission du poste de Premier ministre qu’il occupait depuis huit ans, pour raisons médicales. Il met ainsi un terme au mandat le plus long d’un chef de gouvernement au Japon depuis 1945. Ce record, en rupture avec l’instabilité chronique qui constitue l’un des fléaux de la politique japonaise, ne lui a cependant permis ni de résoudre les problèmes structurels de l’archipel, ni de relever le défi de la Chine de Xi Jinping.
Quand il revient au pouvoir en décembre 2012, Shinzo Abe entend sortir l’archipel de son immobilisme et de son lent déclin. Et ce autour de trois priorités : la lutte contre la déflation grâce aux « Abenomics » ; l’endiguement de l’expansion de la Chine ; la restauration d’une pleine souveraineté grâce à la révision de la Constitution – notamment de son article 9, qui dispose que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits ».
Le bilan de Shinzo Abe est loin d’être indigent. Le Japon reste la troisième économie du monde avec un PIB de près de 5 000 milliards de dollars et demeure à la pointe de l’innovation. Il a montré une remarquable résilience, tant pour surmonter la catastrophe de Fukushima que pour lutter contre le Covid-19, puisque l’archipel ne recensait que 70 000 cas et 1 330 morts début septembre. Pour être historique, la récession de 7,8 % au deuxième trimestre 2020 est inférieure à la moyenne des pays développés (9,8 %). Enfin, le mandat de Shinzo Abe a été télescopé par la dérive des États-Unis sous Donald Trump, le formidable espace stratégique ouvert à la Chine par le tournant nationaliste et protectionniste de l’Amérique – en particulier avec la liquidation du pacte transpacifique – ou encore l’impasse prévisible à laquelle a conduit la stratégie mort-née d’ouverture vers la Corée du Nord.
Mais force est de constater qu’Abe a échoué sur l’essentiel. Les Abenomics n’ont pas permis de casser la dynamique de la déflation car la politique monétaire et budgétaire ultra-expansionniste n’a pas été accompagnée de réformes structurelles. La croissance potentielle reste très faible (0,85 %) en raison de la chute de la démographie, de la faiblesse des gains de productivité et de la gigantesque dette publique de 250 % du PIB, auxquels s’ajoutent la multiplication des catastrophes naturelles et la guerre commerciale lancée par Donald Trump, qui pèse sur les exportations. Le pouvoir d’achat et le plein-emploi ne sont maintenus que par la baisse de la population active de 500 000 personnes par an et le départ en retraite de millions de babyboomers. L’inflation n’a jamais atteint la cible de 2 % par an.
L’écart avec la Chine de Xi Jinping, arrivé au pouvoir en même temps que Shinzo Abe, n’a cessé de se creuser. Le Japon est dépassé sur le plan économique et technologique par Pékin. Il reste le premier investisseur étranger en Chine, qui s’affirme plus que jamais comme une zone de production et un marché vital pour ses grands groupes, mais peine à contrer la volonté de Pékin d’organiser l’intégration de la zone Asie-Pacifique. Il se replie sur lui-même au moment où la Chine devient une puissance mondiale.
Le Japon constitue l’une des cibles privilégiées du nationalisme et de l’impérialisme chinois, notamment dans son entreprise d’annexion de la mer de Chine du Sud. Or Shinzo Abe n’est pas parvenu à desserrer l’étau de Pékin, qui se déploie tant sur le terrain militaire qu’à travers les nouvelles routes de la soie. Sur le plan stratégique, le Japon dépend de la garantie de sécurité des États-Unis, profondément fragilisée comme l’ont montré les discussions engagées par Donald Trump avec la Corée du Nord. Dans le même temps, en dépit de son réarmement et d’un budget porté à 50 milliards de dollars, le Japon ne peut prétendre à l’autonomie pour assurer sa sécurité, faute de révision de sa Constitution pacifiste. Sur le plan diplomatique, enfin, le Japon d’Abe s’est rapproché de l’Inde de Modi mais a échoué à conclure un traité de paix avec la Russie comme à fédérer les démocraties d’Asie, en raison de l’exacerbation des conflits mémoriels avec la Corée du Sud, qui font le jeu de Pékin et de Pyongyang.
Il paraît difficile au probable successeur d’Abe, Yoshihide Suga, de faire mieux que son mentor. L’effondrement démographique, la pénurie de main-d’œuvre et la persistance des pressions déflationnistes ne laissent d’autre choix que de poursuivre la stratégie de l’hélicoptère monétaire et la fuite en avant dans l’endettement public, dès lors que les Japonais refusent l’ouverture de l’archipel pour préserver sa cohésion et sa culture. Le destin du Japon continuera à dépendre largement de l’évolution de la guerre froide entre les États-Unis et la Chine.
Les incertitudes qui entourent le report à 2021 des Jeux olympiques de Tokyo, qui devaient servir de vitrine à la technologie nipponne, symbolisent les vents contraires qu’affronte le Japon. Avec l’accession au trône de l’empereur Naruhito, il s’est engagé dans l’ère Reiwa, qui renvoie à la paix, à l’ordre et à l’harmonie. Autant de notions qui semblent de plus en plus étrangères au monde du XXIe siècle.
(Article paru dans Le Point du 10 septembre)