L’épidémie a fracassé un modèle fondé sur la mobilité et la rotation de plus en plus rapides des hommes, des biens, des capitaux et des données.
Les pandémies, par leur caractère universel et leur durée longue, sont des accélérateurs de l’histoire plus puissants encore que les crises économiques. L’épidémie de Covid-19 bouleverse ainsi le monde du XXIe siècle plus profondément que les attentats islamistes du 11 septembre 2001 ou le krach de 2008. La mondialisation était fondée sur un réseau de villes-mondes qui concentraient les hommes, les richesses, les services à haute valeur ajoutée, les technologies, les connaissances et les pouvoirs.
Elles étaient rythmées et structurées par les transports collectifs assurant les déplacements quotidiens des populations commutant pour travailler. Elles étaient reliées par des réseaux maritimes et aériens qui géraient les chaînes de valeur démesurément étendues.
Elles se trouvaient au cœur de la polarisation des revenus et des emplois, des talents et des entreprises, des centres de décision et de l’espace, qui s’accompagnait d’une explosion des prix de l’immobilier. La Silicon Valley symbolisait ces carrefours planétaires.
Le Covid-19 a fracassé ce modèle fondé sur la mobilité et la rotation de plus en plus rapides des hommes, des biens, des capitaux et des données. Il est trop tôt pour affirmer que le coup est fatal ; mais il est certain que l’ébranlement est profond et durable. Le confinement, parfois durant plusieurs mois, de la moitié de l’humanité, comme l’irruption du télétravail ont eu d’immenses effets psychologiques, économiques, sociaux et politiques.
Ils changent les comportements et provoquent des ruptures spectaculaires.
L’épidémie a déstabilisé les mégalopoles en mettant en évidence l’écart croissant entre la hausse des coûts et la dégradation de la qualité de la vie. Le confinement a provoqué l’exil des plus riches – Paris s’est vidée de 20 % de sa population – et des plus pauvres – des dizaines de millions d’habitants des bidonvilles indiens, africains ou sud-américains étant retournés dans les campagnes pour échapper à la famine. Le déconfinement est très loin de marquer un retour à la normale du fait des risques propres aux transports en commun, et surtout de la fermeture ou de l’accès très réduit à nombre des services et des activités sociales qui faisaient le prix et le charme des villes-mondes : commerces, hôtellerie et restauration de luxe, transport à grande vitesse, universités d’excellence – dont le modèle économique s’effondre avec la généralisation des cours à distance – musées, culture et spectacles, grands événements sportifs.
Aux États-Unis comme en Europe, se dessine une course vers la maison et la voiture individuelles pour anticiper de nouveaux confinements.
Simultanément, une prise de conscience s’opère du caractère extravagant des prix de l’immobilier dans les grandes agglomérations par rapport aux conditions de vie comme à la chute du pouvoir d’achat des ménages. À court terme, les politiques monétaires continuent d’entretenir la bulle, d’autant que les banques centrales monopolisent les titres de dette publique et privée.
À moyen terme, la question se pose d’une redistribution de la population sur le territoire, avec un reflux des hypercentres que semble annoncer la baisse des prix observée à New York, à Los Angeles, à San Francisco ou à Londres.
L’autre révolution touche l’organisation des entreprises et du travail. L’épidémie et le confinement ont entraîné une formidable accélération de la numérisation et du recours au télétravail, applicable à 35 % des emplois dans les pays développés. La situation critique des transports en commun et les contraintes sanitaires renforcent l’intérêt pour entreprises et salariés de recourir au télétravail et de mettre en place des organisations hybrides alternant présence et télétravail. Celui-ci pourrait ainsi devenir une norme pour 10 à 20 % de la population active des pays développés, entraînant une chute brutale de la demande de bureaux. Le risque est réel d’une amplification de l’éclatement du travail, de la dynamique de désocialisation et des inégalités. Il pourrait être prévenu par la reconstitution de la solidarité, de collectifs de travail et de services aux salariés à proximité des lieux d’habitation.
Ces révolutions obligeront donc métropoles et entreprises à se réinventer. Elles sont compatibles avec la reconfiguration de la mondialisation et confortent la numérisation.
En revanche, elles constituent un défi majeur pour la transition écologique, notamment en raison de la défiance envers l’habitat et les transports collectifs.
Les pouvoirs publics ne doivent pas tenter de bloquer ces mutations en prétendant revenir à la situation antérieure au Covid-19, marquée au demeurant par des déséquilibres insoutenables. Ils ont en revanche le devoir de les accompagner. De la gestion efficace de cette nouvelle donne dépendra la nouvelle hiérarchie entre les nations et les entreprises.
(Chronique parue dans Le Figaro du 07 septembre 2020)