Manque de leadership, perte des valeurs, montée des populismes… Les démocraties occidentales doivent faire face à une profonde crise morale.
Le 8 juin 1978, Alexandre Soljenitsyne, devant les étudiants de Harvard, provoqua stupéfaction et incompréhension en consacrant son discours au déclin du courage au sein des démocraties. « Le déclin du courage, constatait-il, est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui. Le courage civique a déserté non seulement le monde occidental dans son ensemble, mais même chacun des pays qui le composent. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société tout entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. » La mise en garde de Soljenitsyne, mise au compte d’un nationalisme et d’un conservatisme étroits, fut oubliée avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du soviétisme. L’Occident célébra l’avènement de la démocratie de marché, quand bien même ce n’était pas l’Ouest qui avait vaincu mais l’Est qui s’était désintégré. Pourtant, plus de quarante ans après, le discours de Harvard apparaît lucide et visionnaire, soulignant l’origine profonde de la crise de la démocratie et de la chute de l’Occident.
Tout à la certitude de détenir le modèle universel vers lequel tendait l’humanité à l’ère de la mondialisation, les démocraties occidentales se sont volontairement aveuglées sur les transformations du XXIe siècle : l’émergence d’un système multipolaire qu’elles ne contrôlent plus ; le basculement du centre de gravité du capitalisme vers l’Asie ; la dépendance croissante envers le total-capitalisme chinois ; la montée des menaces émanant du djihadisme et des démocratures. Surtout, comme l’Union soviétique à partir des années 1970, elles ont entrepris de se décomposer de l’intérieur sous la pression de l’individualisme – la dictature des identités se substituant aux droits de l’homme –, des passions collectives et du populisme. Elles ont ainsi perdu leur capacité à influencer l’Histoire et à gérer les crises, enchaînant les échecs – des guerres enlisées et perdues qui ont succédé aux attentats du 11 septembre 2001 à l’épidémie de Covid-19 en passant par le krach financier de 2008. Comme tout grand choc historique, l’épidémie de coronavirus sert de révélateur et d’accélérateur. Elle acte l’effacement de l’Occident et met en évidence sa raison première : la disparition du courage, qui se traduit par le vide de leadership, la contagion de la peur, la perte des valeurs et la corruption des mœurs démocratiques.
L’Occident se trouve privé de leader par le tournant nationaliste, protectionniste et xénophobe des États-Unis. L’Amérique, qui réassurait la démocratie depuis 1945, s’est transformée en risque majeur, non seulement par une diplomatie erratique qui ouvre de vastes espaces aux djihadistes comme à la Chine, à la Russie et à la Turquie, mais encore par la perversion des principes de ses pères fondateurs : les États-Unis de Donald Trump n’ont pas encore basculé dans l’autoritarisme, mais ils sont sortis de la démocratie. Au-delà, c’est la notion même de leadership qui déserte l’Occident. À l’exception d’Angela Merkel, en Allemagne, et de Jacinda Ardern, en Nouvelle-Zélande, on peine à trouver des chefs d’État ou de gouvernement à la hauteur de la crise du Covid-19, la plupart se réfugiant soit dans le déni, à l’instar de Donald Trump, soit dans la procrastination, comme Boris Johnson, soit dans la théorisation de leur impuissance et le maquillage de leurs défaillances, à l’image d’Emmanuel Macron.
Cet effondrement du leadership, c’est-à-dire de la capacité à prendre la mesure de la situation, à donner un cap, à mobiliser les énergies, n’est pas le monopole des dirigeants politiques et affecte l’ensemble des élites administratives, économiques et sociales. À l’image des systèmes de santé, qui n’ont tenu que par l’héroïsme des soignants face à l’inertie des bureaucrates, la continuité de la vie nationale des démocraties a été assurée grâce au civisme et à la mobilisation des opérationnels proches du terrain, tandis que des pans entiers de l’action publique s’interrompaient, qu’états-majors, sièges sociaux et hiérarchie se plaçaient à l’abri du confinement, du télétravail et du chômage partiel.
Simultanément, la contagion de la peur parasite et paralyse l’action. La France constitue un cas d’école où l’État a infantilisé les citoyens en les protégeant moins de l’épidémie que de la réalité, avec pour nouvelle devise de la République « protégez-vous, restez chez vous ! ». Sous la distanciation sociale pointe la distance avec les faits, l’utopie du monde d’après baigné d’argent magique permettant d’éluder les immenses défis du monde d’aujourd’hui. Les valeurs mêmes de la démocratie ont été infectées avec, pour dernière illustration, la convention sur le climat qui entend introduire dans la Constitution le principe totalitaire de subordination des libertés à l’écologie. Les médias, et notamment les réseaux sociaux, dont Facebook est le symbole, loin de jouer leur rôle de contre-pouvoir, démultiplient la panique et érigent en modèle économique la destruction de la connaissance, de la responsabilité et de la recherche de la vérité.
Pour l’heure, le pari de Xi Jinping, de Vladimir Poutine et de Recep Tayyip Erdogan d’une victoire sans avoir à livrer bataille, du fait d’un effondrement intérieur de la démocratie, est donc gagnant. La stratégie de Pékin consistant à contourner les États-Unis tout en les séparant de leurs alliés rencontre un grand succès. Et elle est validée par un Occident qui a renoncé à défendre la liberté et l’universalité des droits de l’homme.
La décennie 2020 sera décisive pour la survie de la démocratie. Elle dépend de la capacité de l’Occident à renouer avec les principes qui le constituent : l’application du calcul rationnel à la production et à la répartition des richesses ; le progrès de la science pour connaître et valoriser l’univers ; le choix de la liberté politique. Cela implique que les élites occidentales redécouvrent le courage, le civisme et le bon sens qui subsistent chez nombre de citoyens, mais qui sont trop souvent reniés par ceux qui n’ont plus de décideurs et de responsables que le nom.
(Article paru dans Le Point du 2 juillet)