La réindustrialisation des démocraties développées est parfaitement possible, mais elle ne peut réussir qu’à deux conditions.
La crise du coronavirus a souligné les risques liés à l’extension et à la complexité des chaînes de valeurs. La pénurie de matériel de protection, de tests, de médicaments, de ventilateurs a brutalement mis en lumière la dépendance vis-à-vis de la Chine.
La sécurité s’ajoute désormais au découplage stratégique entre les États-Unis et la Chine, à la contagion de la guerre commerciale et technologique, à l’urgence écologique et à la prévention contre les événements climatiques extrêmes pour inciter à la relocalisation des activités stratégiques. Les États-Unis et le Japon incitent ainsi leurs grands groupes à quitter la Chine, à diversifier leurs fournisseurs, notamment en Corée du Sud et à Taïwan, au Vietnam ou en Thaïlande, et à rapatrier leurs activités à haute valeur ajoutée. Simultanément, la déconsommation, la demande de produits bio et le besoin de sécurité encouragent les circuits courts.
La relocalisation des productions essentielles répond à une triple logique économique, écologique et stratégique. L’industrie joue un rôle fondamental dans l’emploi, l’innovation et l’exportation.
Elle est le pivot de la transformation numérique et de la lutte contre le réchauffement climatique.
La désindustrialisation est un facteur majeur de vulnérabilité, comme le montre la France dont le déclassement est indissociable de la désintégration de son tissu industriel, qui a perdu 2 millions d’emplois en vingt ans et vu sa part réduite à 10,2 % du PIB, contre 16 % en Italie et 23 % en Allemagne. La réindustrialisation des démocraties développées est parfaitement possible, comme le prouvent l’Allemagne, la Corée du Sud ou Taïwan. Mais elle ne peut réussir qu’à deux conditions : éviter le piège du retour vers l’économie fermée et administrée ; s’inscrire dans une stratégie de longue haleine guidée par la compétitivité, l’investissement et l’innovation. Les relocalisations ont vocation à être sélectives. Toute production industrielle n’est pas stratégique. Certaines étapes des chaînes de valeur ne peuvent être transférées, à commencer par l’exploitation de certaines matières premières, y compris agricoles, ou sources d’énergie. Certaines filières ou technologies présentent une complexité et exigent des investissements tels qu’elles ne peuvent être dupliquées, à l’image de l’infrastructure et des services de base de l’industrie numérique qui demeurent entre les mains des États-Unis et de la Chine. À l’inverse, quand cela est possible, la réduction de la dépendance à certains pays ou fournisseurs peut être obtenue par la diversification des approvisionnements et leur sécurisation par des contrats de long terme, plutôt que par le rapatriement de l’activité.
Les politiques de relocalisation ne se confondent ni avec le protectionnisme ni avec le choix de l’autarcie. Le redémarrage de certaines industries dans les pays développés nécessite un soutien des pouvoirs publics, sous la forme d’aides et de protection vis-à-vis de la concurrence, a fortiori lorsqu’elle est déloyale. Il n’en reste pas moins que toute production, pour être pérenne, suppose l’existence d’une demande large et solvable. Or la relocalisation à un coût car elle implique une hausse des prix, estimée à 3,5 % au minimum pour les biens courants. Le grand marché européen constitue un atout majeur et un cadre idéal pour les stratégies de relocalisation. Il offre l’accès à 447 millions de consommateurs à fort pouvoir d’achat dans un environnement d’État de droit.
Il constitue une entité suffisamment forte pour mettre en place une protection efficace des talents, des actifs et des technologies contre les entreprises ou les États prédateurs, et pour instituer un prix du carbone intérieur et une taxe carbone aux frontières qui permettent d’enclencher la transition écologique.
La clé des stratégies de relocalisation demeure la compétitivité. Les États-Unis y sont parvenus par l’effondrement du prix de l’énergie grâce aux hydrocarbures non-conventionnels, ce qui constitue un contresens écologique. L’Europe doit y parvenir en comblant son retard dans la révolution numérique et la transition écologique et en renforçant sa compétitivité-prix. Ceci est nécessaire dans les pays du sud, France en tête, dont le redressement conditionne la survie de l’euro. Dans le cadre des plans de relance nationaux et européen, la priorité doit être accordée à la qualification et à la flexibilité du travail, à l’investissement, aux infrastructures et aux compétences numériques, au démantèlement du carcan réglementaire et de la fiscalité sur la production qui brident l’activité et l’innovation. L’Allemagne et le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan nous montrent que les nations les plus résilientes sont celles qui ont conservé une industrie puissante, mais nullement celles qui ont fait le choix du protectionnisme ou de la fermeture des frontières. Au XXIe siècle, la sécurité est moins que jamais le fruit de l’étatisation ; elle relève de stratégies globales coordonnant les acteurs publics et privés. La compétitivité est la mère de la souveraineté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 1er juin 2020)