La pandémie de coronavirus a marqué un tournant dans la crise du territoire, dévasté en 1968 par la grippe H3N2 et durement affecté par le Sras.
L’Europe est la région du monde la plus touchée par la crise du coronavirus au plan économique comme au plan sanitaire. Si la gestion de l’épidémie a été chaotique, la riposte au choc économique a été bien plus rapide et adaptée qu’en 2008. Le choix de la rigueur monétaire avait alors provoqué une crise propre à la zone euro qui s’est ajoutée à la récession mondiale, différant la relance jusqu’à l’arrivée de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne (BCE). En 2020, à l’inverse, l’Union a réassuré les plans nationaux en activant la clause dérogatoire du pacte de stabilité et en mobilisant 540 milliards d’euros.
Pour autant, la survie de la monnaie unique n’a jamais été aussi menacée. Elle se trouve en effet prise en étau entre, d’une part, la dérive économique et financière des États du Sud et, d’autre part, les critiques croissantes contre la politique d’assouplissement quantitatif poursuivie par la BCE depuis 2015 émanant des pays du Nord, notamment l’Allemagne. La crise du coronavirus, comme tout choc majeur, renforce les forts et affaiblit les plus vulnérables. Elle a donné un formidable coup d’accélérateur à la divergence entre le nord et le sud de la zone euro. La remarquable réaction de l’Allemagne à l’épidémie et la mise en œuvre d’un plan de soutien massif de 1 200 milliards d’euros, grâce aux marges de manœuvre que lui procurent ses excédents passés, lui permettront de limiter la chute de l’activité autour de 5 à 6 % du PIB en 2020, alors qu’elle sera comprise entre 9,5 et 10 % en France, en Italie et en Espagne.
L’écart s’accentuera encore durant la reprise, qui sera très inégale et d’autant plus vigoureuse que les plans nationaux sont puissants. L’Allemagne devrait effacer l’essentiel de ses pertes dès 2021 et rester en plein emploi avec un taux de chômage limité à 3,5 % de sa population active. À l’inverse, les pays du Sud – dont la France – mettront plusieurs années à recouvrer leur niveau de richesse de 2019 et verront le chômage toucher plus de 10 % de leurs actifs – jusqu’à 17 % en Espagne.
La zone euro est donc entrée dans une dynamique de divergence : l’activité, l’emploi, les excédents et l’épargne se concentrent au nord ; la stagnation, le chômage, les déficits et les dettes s’accumulent au sud. Ce grand écart, s’il devait s’installer, est insoutenable : il entraînerait inéluctablement l’explosion de la monnaie unique, soit à la suite du défaut d’un pays du Sud, soit à la suite de la sécession d’un ou plusieurs pays du Nord. La disparition de l’euro, indissociable de violents mouvements des changes, provoquerait à son tour l’éclatement du grand marché.
La pérennité de l’euro passe dès lors par trois conditions : la mutualisation durable des dettes par la BCE et le maintien de taux d’intérêt nuls ou très bas ; la mise en place d’aides européennes spécifiques et de prêts aux pays du Sud, particulièrement à l’Italie, qui présente un risque systémique ; l’engagement des pays du Sud à réaliser des réformes structurelles et à reprendre le contrôle de leurs finances publiques en se désendettant pour écarter tout risque de défaut. Or ces conditions sont de plus en plus difficiles à réunir.
La monétisation des déficits effectuée par la BCE est fortement fragilisée par la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe rendue le 5 mai 2020. Elle se livre à une critique en règle tant de la BCE, dont la compétence est jugée douteuse pour acheter massivement des titres de dettes publiques, que de la Cour de justice de l’Union, remettant en question la supériorité du droit européen sur les droits nationaux. Elle n’admet la conformité des achats de dette publique à l’article 123 des traités européens que dans la mesure où ils respectent des limites strictes (plafond de 33 % du montant de la dette émise). Or ces conditions qui étaient remplies par les programmes de 2015 soumis à la Cour ont été allégées dans le plan concernant la pandémie, notamment pour soutenir en priorité les pays du Sud et éviter une divergence explosive des taux d’intérêt. Enfin, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe enjoint à la Bundesbank de ne plus participer aux programmes européens et de revendre les titres de dette publique qu’elle a acquis si la BCE ne démontre pas dans les trois mois la nécessité et la proportionnalité de ses mesures, notamment au regard des dommages faits à l’épargne.
Au total, les capacités d’intervention et la flexibilité de la BCE pour stabiliser l’euro se trouvent significativement réduites au pire moment.
L’implosion de l’euro et du grand marché constituerait une catastrophe pour les pays européens. Il est grand temps pour les États membres de la zone euro de cesser de jouer avec le feu. Aux pays du Sud de cesser d’entretenir la démagogie sur le caractère illimité et gratuit de l’argent public et de prendre les mesures nécessaires pour restaurer leur compétitivité et maîtriser leurs comptes publics. Aux pays du Nord de cesser de flatter leurs extrémistes en légitimant les discours sur le caractère ruineux de l’intégration européenne et de l’euro alors qu’ils contribuent de manière décisive à leur prospérité et à leur résilience.
(Chronique parue dans Le Figaro du 18 mai 2020)