Antidotes. Ébranlée par la pandémie, la France peut encore éviter le déclassement définitif. À condition de ne pas céder à ses vieux démons.
La crise du coronavirus constitue le choc économique le plus violent depuis la grande dépression des années 1930. Pour être universelle, elle frappe avec une particulière intensité la France et l’Europe. La zone euro affronte une récession inédite qui se traduira en 2020 par un recul du PIB de 8 %, une hausse du chômage de 7,5 % à 9,5 % de la population active, un envol du déficit et de la dette publics qui devraient atteindre 8,6 % et 103 % du PIB. La situation est pire encore pour la France, qui enregistrera une chute de l’ordre de 10 % de son PIB, une hausse du chômage au-delà de 10 %, une envolée des déficits et de la dette publics autour de 15 % et 120 % du PIB. La phase de reprise qui s’ouvre avec les mesures de déconfinement est donc cruciale.
La France ne dispose d’aucun droit à l’erreur. Ce choc, qui intervient après quatre décennies de décrochage, peut marquer son déclassement définitif. Notre pays peut rapidement devenir une grosse Italie, dont la souveraineté, du fait de son surendettement, serait aliénée aux marchés financiers et à nos partenaires d’Europe du Nord. Il pourrait, avec une partie des États méditerranéens, composer une nouvelle catégorie de pays démergents, c’est-à-dire d’anciennes économies développées enfermées dans une spirale de décroissance et de paupérisation.
L’enjeu est tout aussi déterminant pour l’Europe et la zone euro. La survie de la monnaie unique est fortement menacée, car elle se trouve sous le feu croisé, d’une part, des difficultés des pays du Sud ravagés par la crise sanitaire et économique, et, d’autre part, du refus de toute union de transferts et des critiques des pays du Nord contre la monétisation des déficits effectuée par la BCE. Ses programmes d’assouplissement quantitatif sont désormais ouvertement contestés par l’Allemagne, où la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une décision rendue le 5 mai 2020, met en cause la compétence de la BCE pour les conduire et enjoint à la Bundesbank de cesser d’y contribuer si la preuve de leur nécessité et de leur proportionnalité n’est pas apportée sous trois mois. Leur abandon provoquerait une divergence explosive des taux d’intérêt et placerait rapidement l’Italie en situation de défaut. L’euro éclaterait alors, entraînant le grand marché dans sa chute du fait des tensions sur les changes.
Les forts renforcés, les faibles fragilisés. Le seul antidote à l’abaissement de la France et à la divergence explosive de la zone euro, c’est une reprise forte et équilibrée. Or elle se présente tout autrement. Elle sera lente, comme on le constate en Chine, car les trois moteurs de l’activité sont bridés. L’offre restera contrainte par les mesures de protection et les règles de distanciation sociale qui diminuent la productivité, par la désorganisation des chaînes de valeur complexes – dans l’automobile ou l’électronique, notamment –, par les restrictions persistantes dans les domaines des transports ou du tourisme. La demande demeure figée par la peur des consommateurs d’utiliser certains services comme les transports en commun ou de se rendre dans des lieux fréquentés. Enfin, les exportations européennes devraient connaître une chute comprise entre 13 et 33 %. Progressive et chaotique, la reprise sera aussi très inégale. L’épidémie, comme tout choc majeur, a renforcé les forts et fragilisé les faibles. Grâce à son excellente gestion de la crise sanitaire, l’Allemagne limitera le recul de l’activité à 5 ou 6 % de son PIB en 2020, quand la chute se situera autour de 10 % en France, en Italie et en Espagne. La divergence se creusera avec le redémarrage, qui sera d’autant plus fort que les plans nationaux sont puissants. Or ceux-ci dépendent de la situation des finances publiques. L’Allemagne, qui a pu mobiliser 1 200 milliards d’euros, comblera l’essentiel de ses pertes dès 2021 et maintiendra le plein-emploi. Les pays du Sud mettront plusieurs années à recouvrer leur niveau de richesse et subiront un chômage de masse. Leur dette publique s’envolera vers 180 % du PIB en Italie, 120 % en France et 115 % en Espagne.
L’environnement de la relance sera rendu plus incertain encore par l’exacerbation des tensions entre les États-Unis, humiliés par leur Pearl Harbour sanitaire, et la Chine, qui a abandonné toute retenue dans l’expression de ses ambitions de puissance. Dès lors, il est indispensable de tirer les leçons des chocs passés pour éviter de réitérer des fautes qui se révéleraient vite fatales.
Dans les années 1930, la récession aux États-Unis fut transformée en déflation mondiale par la généralisation du protectionnisme puis l’échec de la conférence de Londres, en 1933, qui déclencha une course aux dévaluations compétitives. La conséquence fut un effondrement des trois quarts des échanges et des paiements mondiaux. La France s’engagea alors dans l’expérience catastrophique du bloc-or, qui ruina sa compétitivité et amplifia la chute de l’activité et des prix. La sortie de crise ne s’effectua qu’en 1945 avec la mise en place de la régulation keynésienne du capitalisme, la création des États-providence et du système multilatéral qui permirent de dynamiser la croissance, de garantir le plein-emploi et de stimuler la reprise du commerce international.
En 2008, l’engagement d’un plan de relance mondial sous l’égide du G20 permit d’éviter une autre grande dépression, au prix du réamorçage de l’économie de bulle. Les États-Unis, grâce à une politique budgétaire et monétaire expansionniste fondée sur la baisse des taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif du crédit, renouèrent avec la croissance dès avril 2009. En revanche, l’Europe ajouta une crise de l’euro à la tourmente financière en faisant le choix de la rigueur et en augmentant les taux en 2008 et 2011. La croissance ne revint qu’au début de 2015, quand Mario Draghi prit le contre-pied de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE. La France se coupa de cette reprise et ne parvint pas à rétablir le plein-emploi en raison de la dérive des dépenses et de la dette publiques d’une part, de la forte hausse des impôts et du choc fiscal de 2012 d’autre part.
Les enseignements des crises passées sont clairs. Il ne faut se tromper ni de diagnostic ni de remède. Pour la France, problème et solution se trouvent du côté de l’offre et non de la demande. La consommation est financée par les économies forcées des ménages qui s’élèvent à 80 milliards d’euros et ont entraîné une hausse du taux d’épargne de 15 à 30 %. Le frein ne découle pas de l’insuffisance des revenus mais de la peur du chômage, qui ne peut être endiguée que par le rétablissement des entreprises. Or celles-ci sont très vulnérables du fait de la faiblesse de leurs fonds propres et de leur déficit de compétitivité, qui sera aggravé par l’effondrement de l’investissement de 35 à 40 % en 2020. Tout l’effort doit donc porter sur la reconstitution d’une offre productive. Dans le même temps, il faudra exclure les remèdes qui ont systématiquement échoué, à savoir le protectionnisme, l’étatisme, l’emballement des dépenses publiques et les hausses d’impôts qui sont des armes de destruction massive de la croissance et de l’emploi.
Les entreprises et l’État sont la clé de la reprise de l’économie française. La priorité absolue concerne les entreprises, dont la survie conditionne la croissance potentielle, l’emploi et les recettes fiscales futurs. L’urgence consiste à leur permettre de rattraper le déficit de production accumulé durant le confinement. L’effort principal passe par le travail : il exige moins une mesure générale de relèvement de sa durée que l’extension de la flexibilité pour compenser la diminution de la productivité liée aux mesures de sécurité sanitaire. Simultanément, il est impératif d’éviter un effondrement du stock de capital en favorisant l’investissement par une accélération de l’amortissement, notamment dans les technologies numériques, la lutte contre le réchauffement climatique, la santé et la sécurité. De son côté, l’État devra desserrer le carcan réglementaire qui bloque la recherche et abandonner une partie de ses créances fiscales et sociales, en particulier au profit des secteurs sinistrés de l’hôtellerie, de la restauration ou du tourisme.
Au-delà de l’amélioration de l’environnement des entreprises, l’État est appelé à jouer un rôle majeur. Non pour remettre en place les structures d’une économie administrée qui a failli dans le domaine de la santé, mais par sa capacité à se réformer et à se remettre au service des Français. Les nombreux services publics qui, à l’image de la justice, ont suspendu leur activité durant le confinement doivent se mobiliser et rattraper d’ici à la fin de l’année les heures de travail perdues. Par ailleurs, deux réorientations majeures s’imposent. Alors que sa dette va tendre vers 3 000 milliards d’euros, la France doit recouvrer la maîtrise de ses finances publiques, tout en réaffectant les dépenses vers les missions essentielles pour la résilience de la nation qui ont été sacrifiées aux transferts sociaux. L’épidémie a également souligné la nécessité d’un puissant mouvement de décentralisation qui devra, cette fois, être accompagné d’une restructuration drastique des services de l’État, recentrés autour de la gestion des risques.
L’épidémie a souligné la nécessité d’un puissant mouvement de décentralisation, qui devra être accompagné d’une restructuration drastique des services de l’État.
La coordination des politiques nationales de relance et leur soutien par l’Europe constituent un des leviers les plus efficaces pour accélérer la reprise. Pour être utile, le plan de relance de l’Union demande à être rapidement déployé, ce qui suppose un accord sur ses axes, son financement et ses conditions. Surtout, il faut préserver les atouts décisifs que représentent le grand marché, l’euro et l’espace de Schengen. La clé de voûte du système demeure plus que jamais l’euro. Sa survie ne peut être garantie que par un accord politique associant la monétisation des dettes par la BCE, des prêts et des aides à l’Europe du Sud, des engagements fermes de réformes et de redressement de leurs finances publiques par ces mêmes pays du Sud – dont la France.
Avec la crise du coronavirus, tout change mais rien ne change. La clé de la transformation de l’Europe en puissance, c’est la modernisation de la France, dont l’interminable chute interdit tout engagement supplémentaire de l’Europe du Nord, à commencer par l’Allemagne, dans l’intégration du continent. Et la clé de la modernisation de la France, c’est la réforme de son État, dont l’impuissance, l’improductivité et le surendettement constituent le premier risque pour la sécurité des citoyens et la souveraineté de la nation.
(Article paru dans Le Point du 14 mai)