La crise fait naître une demande débridée de dépenses publiques, de dirigisme et de protectionnisme. Il serait dangereux d’y céder.
Les grandes secousses historiques se traduisent par une redéfinition du rôle de l’État : la guerre totale de 1914-1918 engendra l’État total ; le krach de 1929 imposa l’intervention publique, qui se déploya avec la mise en place des États providence après 1945 ; les chocs pétroliers des années 1970 firent émerger le mouvement de déréglementation, qui favorisa l’expansion désordonnée des marchés. Moins de douze ans après la crise de 2008, qui réhabilita la régulation du secteur financier, la pandémie de Covid-19 provoque un retour en force de l’État, appelé à répondre à l’urgence sanitaire et à soutenir l’économie en compensant une partie des pertes et en les transférant sur le bilan des banques centrales. Elle s’ajoute à la lutte contre les inégalités, le réchauffement climatique ou les menaces terroristes pour faire naître chez les citoyens des démocraties une très forte demande de protection.
L’appel à la puissance publique s’exprime avec une particulière intensité en France, nation qui s’est construite autour de son État. Il a été légitimé par Emmanuel Macron, qui a martelé la promesse de lutter contre l’épidémie et de protéger les salariés et les entreprises quoi qu’il en coûte, tout en soulignant la nécessité de reprendre au marché le contrôle des activités essentielles à la vie de la nation. L’épidémie a souligné la vulnérabilité de la plupart des démocraties et leur faible capacité à gérer les crises – à l’exception de l’Allemagne, de la Suède, d’Israël, de la Corée du Sud ou de Taïwan. Elle impose un réinvestissement massif pour améliorer leur résilience.
Pour autant, l’idée de s’en remettre à une nouvelle expansion de l’État, y compris en ranimant l’économie administrée avec la planification ou les nationalisations, est paradoxale et dangereuse. En effet, il n’y a jamais eu de retrait de l’État dans notre pays, où les dépenses publiques s’élevaient à 56 % du PIB avant l’épidémie. Surtout, l’État a été plus un problème qu’une solution. Il a failli comme responsable de la santé publique et principal producteur de soins à travers les hôpitaux, qui n’ont tenu que grâce à l’héroïsme des soignants. Il a failli comme gestionnaire de crise en se révélant incapable de remédier à la pénurie de masques, de tests, de lits de réanimation tout en échouant, pour avoir privilégié une solution nationale, à mettre au point une application numérique crédible. Il a failli à assurer la continuité de nombre de services publics. Il a failli comme garant de la démocratie en recourant à un état d’urgence sanitaire qui a suspendu les contre-pouvoirs parlementaires et la garantie judiciaire des libertés. Il a failli comme ultime recours en accumulant un formidable capital de défiance auprès des Français.
L’État ne s’est montré performant que dans sa fonction d’hélicoptère ventilant les fonds publics, finançant à guichet ouvert les revenus, les emplois, les entreprises, grâce à la liquidité illimitée et gratuite mise à disposition par la Banque centrale européenne. Avec un bilan plus que mitigé. La France, avec une récession de plus de 10 % du PIB en 2020, sera l’un des pays les plus gravement touchés (la chute de l’activité atteint 5,8 % au premier trimestre 2020, contre 3,8 % dans la zone euro et 2 % en Allemagne), portant la dette publique autour de 120 % du PIB. La pandémie de coronavirus s’inscrit ainsi dans la longue chaîne des crises que l’État, qui prétend s’ériger en protecteur de la France et des Français, a échoué à gérer, du krach de 2008 à la vague des migrants en passant par les attentats djihadistes. Par contraste, les démocraties qui ont le mieux réagi sont celles où l’État est modeste et décentralisé, où les finances publiques sont maîtrisées, où l’initiative et l’innovation privées sont encouragées, où l’administration se met au service du citoyen au lieu de le soumettre à son arbitraire, où les dirigeants font appel au civisme de la population au lieu de l’infantiliser et de la punir. Croire que l’État pilotera la sortie de crise et modernisera la France relève de la grande illusion. L’État est en effet un grand corps malade, dont la tête est vide et les membres sont atrophiés. La reprise verra culminer les tensions entre le repli à l’intérieur des frontières nationales et l’interdépendance des économies et des sociétés, la demande débridée de dépenses publiques et le surendettement, le besoin de sécurité et la liberté. Le colbertisme, le dirigisme, le protectionnisme et le nationalisme vont avoir la faveur de l’opinion et seront portés par la démagogie de nombre de dirigeants. Il sera vital de ne pas y céder, car ils ont fait la preuve de leur inefficacité. L’État a naturellement un rôle à jouer pour permettre à la France de surmonter cette terrible crise. Mais cela suppose de reconfigurer l’appareil public, qui s’est coupé de la réalité du XXIe siècle – notamment la révolution numérique – comme de la société, et a perdu sa légitimité en se réduisant à une machine à entretenir des privilèges à grand renfort d’aides et de subventions. L’État doit se reconcentrer sur la gestion des risques et des chocs, ce qui implique de privilégier l’anticipation et la réactivité, mais aussi de réhabiliter ses fonctions régaliennes. Il lui revient de repenser sa fonction de producteur dans la santé et l’éducation à partir de la qualité du service rendu. Il faut mettre fin au sacrifice de l’investissement, de la recherche au profit de l’inflation des effectifs de la fonction publique et des transferts sociaux.
Depuis des décennies, l’État a été aussi impitoyable pour exiger des Français et des entreprises qu’ils s’adaptent à des changements considérables que déterminé à s’exonérer de toute réforme. Il est ainsi devenu pour la nation un démultiplicateur de risques et d’incertitude. Mais l’État, c’est nous : au lieu de tout attendre de lui, reprenons-en le contrôle !
(Article paru dans Le Point du 7 mai)