La crise sanitaire a montré les incohérences de notre politique de soins. Il est urgent de tout repenser, et sans doute de revenir sur la gratuité.
La pandémie de coronavirus jette une lumière crue sur les performances des systèmes de santé et leur capacité à faire face à une crise sanitaire majeure. Leur efficacité détermine non seulement le contrôle de l’épidémie, mais aussi la sortie des mesures de confinement, dont le coût devient chaque jour plus exorbitant. La situation de la France apparaît très contrastée. Le système de soins a résisté grâce à l’engagement et à l’éthique des soignants, qui ont souvent fait preuve d’un véritable héroïsme en surmontant la pénurie de protections, de tests de dépistage, de médicaments et de respirateurs. En quelques semaines, ils ont réussi à doubler le nombre de lits de réanimation et à répondre à l’afflux de malades. Le coronavirus a ainsi permis aux professionnels de la santé de se réapproprier l’hôpital et de le rendre à sa mission de soins, en le libérant de l’arbitraire des bureaucrates et de la tyrannie de l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie.
En dépit de la mobilisation des soignants, la gestion de la crise sanitaire a été des plus médiocres, plaçant la France au quatrième rang mondial par le nombre des victimes. Notre pays a mieux réagi que les États-Unis, mais nettement moins bien que les démocraties d’Asie ou que l’Allemagne : au 11 avril, cette dernière déplorait 2 971 décès pour 83 millions d’habitants, contre 13 832 en France pour 67 millions d’habitants. Cinq raisons l’expliquent.
- D’abord, la faillite de la politique de santé publique, qui a conduit à faire l’impasse sur le risque de pandémie pointé par le Livre blanc sur la sécurité nationale de 2008, à négliger la prévention, à liquider les stocks de masques, à multiplier les délais et les obstacles réglementaires pour la mise en place des tests de dépistage ou des essais thérapeutiques.
- Ensuite, la priorité donnée aux dépenses de fonctionnement des hôpitaux sur leur équipement, notamment du fait de l’application de la loi sur les 35 heures : la France ne comptait ainsi que 5 000 lits de réanimation (7 personnes étant requises pour chaque poste de travail), contre 28 000 en Allemagne.
- Puis l’organisation centrée autour de l’hôpital public, coupé des cliniques et de la médecine de ville, ainsi que la séparation entre le sanitaire et le médico-social, qui a conduit à abandonner les Ehpad au prix d’une hécatombe chez leurs résidents.
- L’encouragement à la délocalisation de l’industrie biomédicale en Chine et en Inde et de la recherche aux États-Unis, afin de diminuer le prix des médicaments et des équipements, d’où la dépendance à l’égard de Pékin pour les protections et la pénurie de tests (la France en a effectué 195 000 entre le 24 février et le 27 mars, contre plus de 350 000 par semaine en Allemagne).
- Enfin le retard technologique accumulé dans la santé numérique en raison de l’hostilité de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) à la télé médecine et de son refus de mettre les données de santé à la disposition des chercheurs et des entreprises.
Dès que la sortie de la crise du coronavirus se profilera, la France devra engager une profonde refonte de son système de santé. La tentation sera forte de noyer les erreurs de pilotage de l’État par un déluge d’argent public. Ce serait une grave erreur, car les dysfonctionnements proviennent moins du manque de moyens, puisque notre pays consacre à la santé 11,8 % du PIB, contre 11,25 % en Allemagne ou 11 % en Suède – pays qui affichent des résultats très supérieurs –, que de choix stratégiques incohérents et irresponsables. La politique de santé, depuis des décennies, n’a pas été guidée par l’accès de la population à des soins de qualité, mais par leur gratuité et par la stabilisation des dépenses de l’assurance-maladie. L’ajustement s’est effectué par le rationnement et l’effondrement de la qualité des soins, d’une part, la prolétarisation des soignants, d’autre part. Simultanément, la gestion budgétaire par la technocratie a évincé l’expertise médicale au prétexte de la prévention des conflits d’intérêts. Le système de santé et particulièrement l’hôpital public se sont trouvés écartelés par des injonctions contradictoires : l’universalité et la gratuité à coûts constants ; la priorité donnée aux efforts de productivité et la rigidité de l’organisation et des statuts ; l’explosion des urgences et des soins de dernier recours ; le développement de la médecine ambulatoire et la recherche de pointe.
Le système de santé doit être repensé autour de l’accès de tous à des soins de qualité, ce qui impose de rompre avec le dogme de la gratuité généralisée. Si la crise a montré l’utilité d’une couverture universelle, il n’existe aucune justification autre que la démagogie politique à la prise en charge totale des soins courants par la Sécurité sociale. Il est indispensable de réintégrer l’expertise médicale dans la gouvernance de la santé publique. L’organisation des soins est à revoir afin de casser l’opposition absurde entre hôpitaux et cliniques, comme entre hôpitaux et médecine de ville. Les rémunérations des soignants devront être fortement réévaluées en contrepartie de l’assouplissement du statut et de la sortie des 35 heures. La relocalisation de l’industrie biomédicale et de la recherche a de même pour condition l’adaptation du cadre réglementaire, fiscal et social. Enfin, un investissement massif s’impose dans la télémédecine et les nouvelles technologies, ce qui passe par la libération des données séquestrées par la Cnam. En bref, dans le domaine de la santé, l’heure n’est plus au principe de précaution qui a désarmé notre pays, mais à une stratégie active de prévention, d’investissement et d’innovation.
(Article paru dans Le Point du 16 avril)