Depuis un mois la justice n’est plus rendue, des ordonnances viennent entraver nos libertés et les contre-pouvoirs sont abolis.
La pandémie de coronavirus constitue un test impitoyable pour les dirigeants comme pour les institutions des nations. La gestion de la crise est décisive pour maîtriser l’épidémie ; elle laissera aussi des traces profondes et durables. Ainsi, en France, la faillite de la stratégie sanitaire de l’État s’accompagne d’un « krach » des libertés publiques qui touche tous les pouvoirs et fragilise un peu plus notre démocratie. Le gouvernement ne cesse de se défausser en s’appuyant pour la conduite de la politique de la nation sur un improbable Conseil scientifique Covid-19. Dans le même temps, il a créé, avec la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020, un nouveau régime d’exception, qui s’ajoute à l’article 16 de la Constitution, à l’état de siège et à l’état d’urgence. Il permet au Premier ministre, par décret simple, de restreindre ou de supprimer les libertés de circulation, de réunion, d’entreprendre, de décider la quarantaine et des mesures d’isolement individuel, de réquisitionner tous biens et services ou encore de contrôler les prix. Et ce sans véritable contrôle du Parlement ou de la justice.
Le Parlement a en effet abdiqué ses trois missions fondamentales de vote de la loi, de débat public et de contrôle de l’exécutif. L’Assemblée nationale a décidé de siéger en « comité restreint ». Ce régime, qui n’a aucune base juridique, la transforme en chambre d’enregistrement. Ainsi le projet de loi d’urgence sanitaire a-t-il été examiné et voté en cinq jours seulement par l’Assemblée et le Sénat, sans discussion ni examen sérieux. Pire, le plan de soutien à l’économie qui ouvre 2 % du PIB de crédits budgétaires supplémentaires et met en place des garanties publiques à hauteur de 12 % du PIB n’a pas été soumis au Parlement, contrairement à l’ensemble des autres démocraties – y compris les États-Unis, où Donald Trump a négocié et obtenu l’approbation du Congrès sur les 2 200 milliards de dollars de mesures du Cares Act. La justice est désormais suspendue. Force est de constater qu’elle ne figure pas dans les activités essentielles à la vie de la nation puisque, sous couvert de suspension des audiences, elle s’est mise en congé. Les tribunaux ignorent résolument le télétravail et ne répondent plus à quiconque. Les cours suprêmes ont fait valoir leur droit de retrait dans la défense des libertés. Fait sans précédent, le Conseil constitutionnel a béni la violation explicite de la Constitution qu’il a pour mission de défendre, et ce pour ne pas avoir à siéger. Il a validé, au motif des « circonstances de l’espèce », la loi organique du 26 mars qui suspend les délais légaux d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité, alors qu’elle a été votée en infraction de l’article 46 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel suspend ainsi l’application de la Constitution au moment même où l’état d’urgence sanitaire donne au Premier ministre le pouvoir de limiter ou de supprimer la plupart des libertés publiques. La dérive du Conseil d’État n’est pas moins préoccupante. Censé être le gardien des libertés publiques, il n’a pas hésité, dans une ordonnance de référé du 22 mars, à délivrer des injonctions au gouvernement, non pour proportionner les atteintes aux droits individuels, mais pour durcir les règles du confinement. Il a validé l’interdiction d’activités économiques essentielles comme les marchés ainsi que la prolongation des détentions provisoires sans l’intervention d’un juge.
En plus de provoquer une hécatombe, le coronavirus est donc en passe d’enterrer l’État de droit avec l’annihilation des contre-pouvoirs. La crise réactive les travers de notre pays : l’autoritarisme, l’hypercentralisation, l’arbitraire de l’administration et le mépris du droit. Il est de bon ton de s’indigner du recours de la Corée du Sud ou d’Israël au traçage numérique pour endiguer l’épidémie, mais aucune de ces démocraties n’a mis entre parenthèses sa Constitution, son Parlement ou sa justice.
L’erreur fondamentale provient de l’assimilation de l’épidémie à une guerre, rhétorique qui permet à Emmanuel Macron de se mettre en scène comme chef des armées. Or la guerre sanitaire est un concept tout aussi faux et dangereux que la guerre contre le terrorisme de George Bush ou la guerre culturelle de Jair Bolsonaro. Elle repose sur une triple erreur.
- Le combat est civil et non militaire, l’objectif consistant à soigner la population et non pas à combattre des forces ennemies.
- Sur le plan économique, la priorité ne consiste pas à réallouer les ressources vers l’industrie de défense mais à organiser la survie des entreprises.
- Enfin, l’enjeu de l’après-crise n’est pas de militariser l’économie et la société mais de permettre à la vie nationale de reprendre son cours, ce qui implique que l’État aide les acteurs à s’adapter pour opérer dans un environnement sécurisé au lieu de limiter leur liberté.
Au prétexte de rattraper l’impréparation des pouvoirs publics, nous sommes en train de laisser porter des coups irrémédiables à la démocratie. Il est plus que temps de revenir à la raison. Au pouvoir exécutif d’assumer le pilotage politique de la crise. Au Parlement de débattre et de contrôler l’action du gouvernement. À la justice de vérifier la proportionnalité des restrictions aux droits fondamentaux des citoyens. L’État de droit n’est pas le meilleur ennemi de la lutte contre le coronavirus et ce n’est pas la remise en question des libertés individuelles qui renforcera la sécurité collective.
(Article paru dans Le Point du 09 avril)