Dans cette tribune publiée par Les Echos, Nicolas Baverez estime que l’enjeu décisif de cette crise portera sur l’avenir de la liberté politique, face à une exigence illimitée de sécurité.
L’épidémie de coronavirus, par sa soudaineté, par sa violence, par le recours à des mesures de confinement inusitées depuis le XVIIe siècle et que l’on croyait appartenir à une histoire révolue, provoque un effet de sidération sur les opinions comme sur les dirigeants. Face à l’explosion des victimes et à l’accumulation vertigineuse des pertes économiques, la tentation est forte de se tourner vers des précédents historiques pour évaluer les conséquences du choc et imaginer des stratégies de sortie de crise. Des comparaisons sont ainsi régulièrement avancées avec les catastrophes sanitaires du SRAS et du virus d’Ebola, avec les krachs de 1929 et de 2008, ou encore avec les guerres mondiales. Les crises économiques passées sont scrutées pour définir le profil du choc et de la relance, en L, en U ou en V.
Cette analyse du présent à la lumière du passé, généralement très utile, est erronée et dangereuse. Force est en effet de constater que l’épidémie de coronavirus est à l’origine d’une crise unique et sans précédent. Et ce pour quatre raisons.
- La crise est réellement universelle, touchant successivement tous les pays et les secteurs d’activité, avec l’extension du confinement qui touche désormais la moitié de l’humanité.
- L’arrêt instantané de l’activité économique résulte de la disparition physique d’une partie importante de la production et de la consommation, ce qui est très différent d’un krach financier ou de la mise en place d’une économie de guerre et de rationnement qui réalloue les ressources vers l’industrie de défense.
- Le choc est complexe et entremêle trois crises : crise sanitaire dont les modèles montrent qu’elle pourrait faire 40 millions de morts en l’absence de forte réponse de santé publique ; crise économique avec une chute de l’activité mondiale de 3 à 4 % en 2020 alors qu’une progression de 3 % était attendue ; crise financière avec l’effondrement des marchés et de la liquidité, créant le risque d’un emballement des faillites et des licenciements.
- Enfin, l’ampleur et la vitesse des mesures de politique économique sont inégalées, avec la mobilisation de plus de 7.000 milliards de dollars de dépenses budgétaires, de prêts et de garantie des Etats et des banques centrales pour assurer la pérennité des entreprises et stabiliser les revenus des ménages.
La crise du coronavirus, qui combine potentiellement l’épidémie de grippe espagnole qui fit 50 millions de morts en 1918, la Grande Dépression des années 1930 et le krach de 2008, échappe donc aux modèles existants et crée une incertitude radicale. A défaut de connaître son issue et sa durée, certains enseignements utiles pour la reprise se dégagent.
La faute du total-capitalisme chinois
La vigueur et la vitesse de la relance de l’activité seront déterminées par trois facteurs. Le choc trouve son origine dans une crise sanitaire indépendante du cycle économique comme de toute décision politique, même si la responsabilité première de la pandémie revient au total-capitalisme chinois et à sa tentative catastrophique d’en cacher l’existence. La première priorité consiste donc à juguler l’épidémie et à rétablir la sécurité sanitaire de la population. Ceci implique de tirer les leçons des seules stratégies efficaces qui sont le privilège des démocraties asiatiques – Japon, Corée du Sud et Taïwan. Elles associent une forte capacité de pilotage et de coordination des acteurs par l’Etat, la mise à disposition de l’ensemble de la population de matériel de protection et de tests, le recours massif aux technologies numériques, enfin l’appel au civisme des citoyens.
La remise en marche de l’activité dépendra ensuite de la survie des entreprises , qui déterminent la croissance potentielle, l’emploi et la base fiscale. L’urgence va au déploiement rapide et effectif des mesures destinées à les soutenir. Et ce avec l’appui des banques, qui contrairement à 2008, ne constituent pas le vecteur de la crise, mais un levier irremplaçable pour réassurer le système productif par l’accès généralisé au crédit, notamment pour les PME et TPE.
La crise referme un cycle de mondialisation
La troisième condition apparaît très difficile à réunir. La pandémie de coronavirus est exemplaire des risques globaux dont la maîtrise exige une forte coopération internationale et une riposte coordonnée des grandes puissances. Or la crise referme définitivement le cycle de la mondialisation, déjà profondément déstabilisée par le krach de 2008. Elle exacerbe les tensions internationales, notamment la nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine. Elle met également en évidence les dangers créés par le démantèlement des institutions multilatérales ou leur abandon à l’influence de la Chine, avec des conséquences dramatiques dans le cas de l’OMS.
Au-delà surgissent plusieurs interrogations majeures sur le monde qui vient et qui s’inscrira en profonde rupture avec les deux premières décennies du XXIe siècle.
La japonisation du monde
Pour la deuxième fois en un peu plus d’une décennie, les pays développés n’ont d’autre solution que d’engager 20 à 30 % de leur PIB pour réassurer le choc d’une épidémie après un krach financier. Et ce sous la forme d’une nouvelle hausse de la dette publique, au moment où leur base fiscale s’effondre. La japonisation du monde progresse, marquée par un fort vieillissement de la population, une croissance très faible et une explosion des dettes publiques et privées dont une large partie ne pourra être remboursée. Leur financement n’est assuré par les marchés que pour autant que les banques centrales garantissent une liquidité illimitée et annihilent le risque de crédit, avec pour limite la confiance qui leur est accordée.
Investir massivement face aux risques
La crise du coronavirus n’a pas de précédent mais inaugure un nouveau type de chocs liés aux risques propres à l’âge de l’histoire universelle et du numérique. D’autres événements pourraient bloquer la société et l’économie, comme des frappes cybernétiques systématiques, ou obliger une majorité de la population à rester confinée et à cesser de travailler, par exemple du fait du réchauffement climatique. Le tragique manque d’anticipation et de préparation dont ont fait preuve les démocraties occidentales face à la pandémie, en dépit des alertes du SRAS, de H1N1, du MERS ou d’Ebola qui se sont succédé depuis le début du siècle, les appelle à investir massivement pour anticiper les risques globaux et renforcer leur capacité de résilience.
Liberté politique et besoin de sécurité
L’enjeu décisif portera sur l’avenir de la liberté politique, qui devra faire face à une exigence illimitée de sécurité, venant s’ajouter au désir d’égalité, à la demande de protection sociale et à l’urgence climatique. Les leaders populistes, même s’ils ont apporté – Donald Trump en tête – une nouvelle preuve de leur incompétence et irresponsabilité, seront portés par la dynamique de la peur, par les séquelles de ce nouveau choc et par le repli des nations sur elles-mêmes, et le modèle de la démocratie illibérale trouvera un écho supplémentaire. Simultanément, les démocratures, notamment la Chine, mettent à profit le nouveau trou d’air des démocraties pour développer un puissant effort de propagande en faveur des régimes autoritaires, pour renforcer leur influence et accélérer leur expansion. Comme toute grande crise, la pandémie de coronavirus comporte ainsi sa part de drame et sa part de chance. Elle peut amplifier l’affaiblissement des démocraties ou leur permettre de se réinventer, en trouvant un nouvel équilibre entre Etat et marché, droits individuels et intérêt collectif, résilience des nations et construction d’un ordre international, sécurité et liberté.
Nicolas Baverez est essayiste et avocat. Son dernier livre, « L’Alerte démocratique », a été publié cette année aux Editions de l’Observatoire.