Cette pandémie obligera les États à renforcer leurs pouvoirs, à basculer vers une mondialisation raisonnée et à accélérer leur coopération.
Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier, analyse le basculement du monde en 1914 en ces termes : « Si je cherche une formule commode qui résume l’époque antérieure à la Première Guerre mondiale dans laquelle j’ai été élevé, j’espère avoir trouvé la plus expressive en disant : c’était l’âge d’or de la sécurité. » De même, la crise du coronavirus marque la fin de l’illusion cultivée depuis la chute de l’Union soviétique d’un âge d’or de la sécurité. Elle n’est pas seulement sanitaire mais systémique, touchant le capitalisme mondialisé, la désintégration des sociétés, l’insuffisance des capacités de gestion des crises, l’effondrement de la gouvernance mondiale.
Le retard et la confusion dans l’action des autorités publiques comme la contamination de la peur n’ont rien d’inédit. Ils étaient déjà présents lors des frappes du 11 septembre 2001, du krach de 2008 ou de la vague d’attentats islamistes des années 2010. Et ce pour la même raison fondamentale : le refus de tenir compte des signaux d’alerte que furent les épidémies de SRAS ou du virus Ebola, qui fut miraculeusement « cantonné » à l’Afrique. Les États-Unis ont réagi à la destruction du World Trade Center par des guerres en chaîne, soldées par autant de défaites. La dépression mondiale n’a été évitée en 2008 qu’au prix de la relance de l’économie de bulles. La pression croisée des djihadistes et des démocratures n’a pas convaincu les Européens de renforcer leur sécurité. À chaque fois, il a été dit que rien ne serait plus comme avant, mais tout a continué comme avant. Le coronavirus constitue un ultime avertissement : il impose de réaliser les changements éludés lors des chocs précédents.
Les risques de pandémie ont été mis en évidence tant par le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 que par le rapport de la CIA de 2009 ou par la Banque mondiale en 2012. Il n’en a été tenu compte que dans les pays d’Asie qui avaient été exposés au SRAS, tels la Corée du Sud, Taïwan ou Singapour. Ils ont réussi à limiter le nombre de victimes tout en évitant le confinement général de la population en développant une capacité de gestion du risque épidémique, en constituant des stocks stratégiques de matériel médical et d’équipements de protection, en investissant massivement dans les technologies et les données de santé pour pouvoir effectuer des tests ciblés et systématiques. Leur exemple devra être suivi.
L’économie mondiale connaîtra en 2020 une récession de 3 à 5 %. La priorité consiste à éviter une chute de la croissance potentielle en soutenant les entreprises pour éviter l’emballement des faillites et des licenciements. Au-delà, le modèle fondé sur le capitalisme actionnarial, l’éclatement des chaînes de valeur et la dépendance à la Chine est caduc. La démondialisation, portée également par la lutte contre le changement climatique, reconfigure l’économie mondiale autour de blocs régionaux. La réindustrialisation est inéluctable, qui passe par la protection des secteurs stratégiques et des prix plus élevés pour les consommateurs. Les modes de vie fondés sur l’urbanisation, la mobilité et la surconsommation à outrance devront évoluer.
La résilience, c’est-à-dire la capacité à assurer la continuité de la vie nationale en toutes circonstances, devient décisive. Le coronavirus rappelle le rôle de l’État garant en même temps qu’il souligne sa gestion désastreuse de l’urgence sanitaire. Le sauvetage de l’économie exigera une étatisation supplémentaire, qu’il faudra accompagner d’une restructuration profonde des administrations afin de créer une capacité d’anticipation et de pilotage des crises, de réhabiliter les fonctions régaliennes et de développer les services numériques. Le coronavirus met en lumière le retard accumulé aux États-Unis et en Europe par rapport à l’Asie dans les technologies digitales. Il éclaire la priorité qui doit être donnée à l’investissement dans le numérique et la recherche (5 % du PIB en Corée, contre 2,1 % en France), mais aussi dans l’éducation. Il rappelle enfin l’importance primordiale de la cohésion nationale et des valeurs collectives dans la gestion des crises.
Sur le plan géopolitique, la crise renforce les tensions au moment où la coopération serait la plus utile. Elle durcit la guerre entre la Chine et les États-Unis, la première s’appuyant sur sa sortie de crise pour vanter son modèle autoritaire, les seconds dénonçant la responsabilité de Pékin dans la propagation du virus. Dans le même temps, les institutions internationales sont à l’arrêt et les nations se replient sur elles-mêmes sous la pression des forces populistes – à l’exception salutaire de la recherche médicale pour mettre au point traitements et vaccins.
L’épidémie de coronavirus ne permet pas le retour au monde d’avant. Les citoyens et les nations devront choisir entre … deux modèles qui s’opposent autour de la liberté politique. Soit la Chine réussit à démontrer que seul le modèle autoritaire peut répondre aux enjeux globaux du XXIe siècle. Soit les démocraties se ressaisissent pour définir un nouvel équilibre entre État et marché, liberté et sécurité, résilience des nations et construction d’un ordre international. Elles peuvent s’inspirer du Japon, de la Corée du Sud ou de Taïwan, qui ont prouvé qu’il est possible de concilier l’efficacité dans la gestion de crise et le respect de l’État de droit, d’assurer la continuité de la vie économique et la qualité des soins, de mobiliser les technologies et le civisme.
(Article paru dans Le Point du 26 mars)
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