Pendant la crise du Covid-19, Poutine, Erdogan et Salmane tentent de renforcer discrètement leur puissance.
Derrière la crise du coronavirus et le krach des marchés financiers pointe un clash géopolitique entre les puissances qui rivalisent pour le leadership du XXIe siècle. La pandémie de Covid-19 constitue un nouveau terrain de confrontation entre le totalitarisme numérique chinois et la démocratie. Le paradoxe veut que la Chine, où est apparue cette épidémie et où elle a prospéré du fait de l’opacité de son autocratie, érige sa gestion en modèle d’efficacité, qu’elle oppose à l’impuissance des démocraties. Première touchée, elle est aussi en tête de la sortie de crise, le ralentissement de la contagion permettant la levée progressive des mesures de confinement et le retour au travail des trois quarts des salariés. Le Japon, la Corée du Sud et Taïwan montrent cependant qu’il reste possible de contrôler la propagation du coronavirus tout en respectant l’État de droit. Au total, la crise va accélérer la bipolarisation du monde et la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la démocrature chinoise.
Vladimir Poutine n’a pas manqué d’exploiter l’onde de choc du coronavirus, qui déstabilise les démocraties. Le processus de révision constitutionnelle engagé en janvier a tombé le masque avec le vote en vingt-quatre heures par la Douma, puis le Sénat, d’un amendement remettant à zéro les mandats du président en exercice, ce qui lui permet de se représenter en 2024 et en 2030, donc, potentiellement, de rester en place jusqu’en 2036. La suspension de toute réforme qui enrayerait le déclin démographique et économique va de pair avec l’activisme en politique extérieure : démonstration de force en Syrie au détriment de Recep Tayyip Erdogan ; bras de fer avec l’Arabie saoudite sur les prix du pétrole pour détruire les hydrocarbures non conventionnels américains ; escalade de la guerre culturelle et médiatique avec le soutien des forces populistes en Europe et des suprémacistes blancs aux États-Unis, ou la diffusion de fausses rumeurs sur l’invention du coronavirus par la CIA et son introduction en Chine pour l’affaiblir.
En Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane en a, lui, profité pour engager deux nouvelles guerres. Guerre à la famille royale, au prétexte de la préparation d’un pseudo-coup d’État, avec l’emprisonnement le 6 mars des princes Mohammed ben Nayef, ancien rival, et Ahmed ben Abdelaziz, frère du roi Salmane. Guerre du pétrole avec l’annonce le 8 mars, en riposte au refus de la Russie de prolonger l’accord avec l’Opep, d’une hausse de la production du Royaume de 9,7 à 12,3 millions de barils par jour, aussitôt suivie par l’augmentation de celle des Émirats arabes unis à 4 puis à 5 millions de barils par jour. Le pari est à très haut risque pour Riyad, dont le déficit budgétaire devrait s’envoler pour atteindre 100 milliards de dollars sur fond d’isolement diplomatique et d’une succession d’échecs, de l’introduction en Bourse d’Aramco au plan Vision 2030, en passant par la guerre du Yémen, le blocus du Qatar, ou la vulnérabilité stratégique affichée lors des frappes iraniennes de septembre 2019.
Recep Tayyip Erdogan répond aussi par la force à l’accumulation de ses revers. Dans l’impasse dans le nord de la Syrie, il n’a dû qu’à Vladimir Poutine de sauver la face à travers le cessez-le-feu négocié à Moscou le 5 mars. Confronté aux résultats de ses errements avec la présence de 4,6 millions de réfugiés de plus en plus mal acceptés par la population turque, objet de la défiance de Washington et de Moscou, Erdogan a pour seul principe la fuite en avant dans l’agressivité et le chantage vis-à-vis de l’Union européenne.
Ces ruptures géopolitiques, masquées par la pandémie de Covid-19, rappellent certaines réalités.
- C’est désormais la politique, pensée en termes de pouvoir et de domination, qui mène le monde, et non pas l’économie, comme ce fut le cas de 1989 à 2008.
- Qu’il s’agisse de géopolitique ou d’économie, l’environnement se durcit : le chaos du Moyen-Orient fait office de laboratoire du monde du XXIe siècle, dans lequel l’heure est à la confrontation.
- Les régimes autoritaires démontrent chaque jour que le pouvoir personnel et la violence sont plus efficaces que la démocratie représentative.
- Les démocraties doivent, à l’image du Japon, de la Corée et de Taïwan, faire la preuve de leur capacité à gérer les crises tout en respectant les droits fondamentaux de leurs citoyens et en retrouvant la voie de leur unité et de leur solidarité.
- Pour l’Europe, le choix est clair : se redéfinir en termes de puissance ou devenir, au prix du sacrifice de la liberté, l’objet de la rivalité des puissances qui se disputent la domination de l’histoire universelle.
(Article paru dans Le Point du 19 mars)