Le XXIe siècle s’organise autour d’une politique faite de ruse, d’ambitions de puissance et du primat de l’efficacité sur la morale et sur le droit.
Depuis le XVIe siècle, le spectre de Nicolas Machiavel hante la modernité. D’un côté, il a émancipé la politique de la religion et de la morale, affirmé la souveraineté de l’État et combattu pour la liberté de l’Italie. De l’autre, il a érigé le cynisme et la violence en principes de gouvernement, affirmant que la politique et l’État obéissent à une raison qui leur est propre et soutenant que le Prince doit être jugé exclusivement à ses résultats, ce qui doit le conduire à « préférer la grandeur de la Cité au salut de son âme ».
Le destin tragique du XXe siècle fut placé sous le signe du machiavélisme. Il s’est ordonné autour des guerres mondiales et de la guerre froide – dénouées en 1918, 1945 et 1989 – , qui opposèrent les nations et les empires, la démocratie et les totalitarismes. Or, ainsi que le souligna Raymond Aron, l’État total et la guerre totale descendent en droite ligne de Machiavel à travers la dénaturation de la science et de la religion, l’alliance du mensonge et de la terreur, le culte de la violence et l’organisation d’une propagande de masse, le déchaînement assumé des ambitions impériales. C’est pour endiguer cette dynamique infernale tout en contenant l’Union soviétique que fut fondé l’ordre mondial de 1945, qui associa multilatéralisme, développement du droit international, reconnaissance progressive de l’intangibilité des frontières européennes, le tout à l’ombre du système bipolaire de la guerre froide verrouillé par la dissuasion nucléaire.
Le XXIe siècle a pour principe la mondialisation qui a fait entrer l’humanité dans l’ère de l’histoire universelle. Dans les années qui suivirent la chute de l’Union soviétique, il a donné l’illusion d’être inspiré par les idéaux de John Locke, avec l’émergence d’une société internationale et d’un État de droit planétaire, ainsi que par le projet de paix perpétuelle cher à Emmanuel Kant. En réalité, il s’organise autour de la politique de Machiavel, faite de volonté des hommes forts, de force et de ruse, d’affirmation des ambitions de puissance, de primat de l’efficacité sur la morale et sur le droit.
Depuis le krach de 2008, qui a clos le cycle de la mondialisation libérale, la politique a repris le contrôle de l’histoire. Et elle est guidée par la soif de domination et la volonté de puissance. La conservation ou la conquête du pouvoir justifient d’employer tous les moyens, comme le montrent le totalitarisme chinois, qui a instauré à travers le crédit social le contrôle numérique de sa population, ou le régime de Damas, qui a assuré sa survie au prix de 450 000 morts et 12 millions de réfugiés pour 22 millions d’habitants. Le mensonge et la ruse sont élevés au rang des stratégies, qu’il s’agisse de l’instrumentalisation des islamistes par la Syrie ou de la trahison des Kurdes, livrés à la Turquie alors qu’ils jouèrent le premier rôle dans la défaite militaire du califat de l’État islamique, du chantage aux réfugiés exercé par Recep Tayyip Erdogan sur l’Europe ou de la généralisation de la guerre hybride. Le lien indissociable que Machiavel établit entre Le Prince et L’Art de la guerre retrouve son actualité. La légitimité des dirigeants est ancrée dans la démonstration de l’usage de la force et l’affichage des conquêtes territoriales au service de projets impériaux, à l’image de Pékin vis-à-vis de la mer de Chine du Sud et de Taïwan, de Moscou vis-à-vis de la Géorgie, de la Crimée, de l’Ukraine ou des États baltes, d’Ankara vis-à-vis du nord de la Syrie, ou d’Israël vis-à-vis des territoires occupés. L’heure est à la prise de contrôle des ressources naturelles – via les « nouvelles routes de la soie » de la Chine ou la préemption des ressources gazières de Méditerranée par la Turquie -, des infrastructures et des entreprises stratégiques, ou encore des nouveaux champs d’action qui s’ouvrent sur les pôles, dans l’espace ou le cybermonde.
Enfin, tous les coups sont permis. La violence monte aux extrêmes et devient sa propre fin, comme le montre la mise en scène de la terreur par l’État islamique à travers les réseaux sociaux. Les génocides reviennent, des chrétiens d’Orient et des yazidis aux Rohingyas. Le coup de force fait la loi : Russes et Chinois violent ouvertement traités et droit international tandis que les États-Unis s’en retirent.
Le XXe siècle a démontré la dimension satanique de l’éloge de la politique de puissance par Machiavel. En revanche, les citoyens et les dirigeants des nations libres devraient méditer ses conclusions salutaires sur le fait que la vérité de la politique se trouve dans l’action, que la sécurité intérieure et extérieure constitue la première raison d’être de l’État, qu’aucun homme d’État ou aucune nation ne peuvent se maintenir sans courage. Le XXIe siècle sera machiavélien.
(Chronique parue dans Le Figaro du 9 mars 2020)