L’échec économique de Narendra Modi est aujourd’hui avéré. Et sous le projet de nation ethnique, c’est la démocratie indienne elle-même qui est en jeu.
Au moment même où, devant plus de 100 000 personnes rassemblées dans le stade de cricket géant d’Ahmedabad, Donald Trump qualifiait de « dirigeant exceptionnel » Narendra Modi, qui lui-même vantait « l’harmonie » régnant entre les castes et les religions présentes en Inde, de sanglantes émeutes dévastaient New Delhi. L’attaque des quartiers nord-est à majorité musulmane par les milices hindouistes du RSS s’est soldée par au moins 34 morts et près de 350 blessés graves par balles. Cet embrasement ne relève en rien du hasard. Il est la conséquence directe du national-populisme et du projet de nation ethnique porté par Narendra Modi sous l’appellation d’Hindutva.
En 2014, Narendra Modi était devenu premier ministre en faisant campagne sur la réforme économique. En mai 2019, sur fond de brutal ralentissement de l’activité et de hausse du chômage, il a construit sa réélection triomphale sur l’orchestration de la montée des tensions avec le Pakistan et l’exacerbation de la haine contre les musulmans. Il a désormais jeté le masque. Les réformes de structure indispensables au décollage de l’économie indienne ne sont plus d’actualité. Seul demeure le culte d’un homme fort porteur d’un projet de démocratie illibérale et de nation hindouiste.
L’échec économique de Narendra Modi est aujourd’hui avéré. Les performances de l’Inde sont revenues à leur niveau critique des années 1990, qui avait justifié les réformes libérales permettant de débloquer le développement. Depuis 2014, la croissance a chuté de 7 à 4,5 % par an, très loin du seuil de 8 % requis pour donner un emploi aux 12 millions de jeunes qui se présentent chaque année sur le marché du travail. Le chômage atteint un niveau historique, touchant 7 % de la population active.
La responsabilité du premier ministre est directement engagée dans le décollage avorté de l’économie indienne. Il a commis trois erreurs majeures avec la désastreuse opération de démonétisation de novembre 2016, l’instauration chaotique d’une TVA et la priorité absolue donnée à l’industrie qui s’est accompagnée d’un abandon de l’agriculture qui emploie 47 % des actifs et fait vivre 60 % des 1,2 milliard d’Indiens. Il a choisi d’écarter les réformes structurelles pour relancer le modèle délétère de la croissance à crédit, ce qui a conduit en 2019 à l’éclatement de la bulle créée par le surendettement des ménages et des entreprises. Enfin, à l’image de Vladimir Poutine en Russie et de Recep Tayyip Erdogan en Turquie, il a instauré un climat de peur et de défiance avec les responsables économiques.
Simultanément, se mettent en place les structures d’une démocratie illibérale. Le pouvoir est concentré entre les mains du duo qu’il forme avec Amit Shah, aujourd’hui ministre de l’intérieur. Et ce au prix d’atteintes croissantes aux droits du Parlement et de l’opposition, de pressions sur la Banque centrale, les médias et les universités, du retour en force de la corruption. Enfin, les milices hindouistes du RSS qui sont le bras armé de Narendra Modi et d’Ami Shah depuis leur rencontre en leur sein en 1982, entretiennent un climat de terreur et de guerre civile contre la minorité musulmane.
Depuis la réélection de Narendra Modi, la marginalisation institutionnelle et politique des musulmans s’est ainsi brutalement accélérée. Le statut d’autonomie du Cachemire a été révoqué pour basculer dans un régime d’occupation militaire. À partir d’août, a été lancé un recensement de la population qui vise à exclure les musulmans, le test réalisé dans l’Assam ayant créé 1,9 million d’apatrides. Surtout, la loi sur la nationalité votée le 11 décembre 2019 relègue 172 millions de musulmans – soit 14,2 % de la population – au rang de citoyens de seconde zone.
L’Inde se trouve donc à un tournant. Sous le projet de nation ethnique, c’est sa démocratie qui est en jeu. D’où la montée des résistances qui s’expriment à travers le vote lors des élections locales, à travers la résilience de l’État de droit – la Cour suprême ayant été saisie de la réforme de la nationalité qui viole le principe de laïcité inscrit dans la Constitution -, à travers le désaveu des agriculteurs et des classes moyennes urbaines, à travers la multiplication des manifestations et des mobilisations en dépit d’une répression sauvage.
La dérive national-populiste de l’Inde constitue un risque majeur, trop souvent sous-estimé. En 2050, elle sera de loin le pays le plus peuplé du monde avec 1,7 milliard d’habitants, qui pourrait devenir un redoutable foyer de déstabilisation si elle conjugue échec du développement, impact du changement climatique, affrontements ethniques et religieux. Son rôle est déterminant pour contenir les ambitions impériales de la Chine en Asie et dans le monde. Enfin, le basculement de l’Inde dans la démocratie illibérale constituerait un coup très dur porté à la démocratie libérale et à ses chances de survie au XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Figaro du 2 mars 2020)