La modernisation du modèle français, enfermé dans la spirale malthusienne de la décroissance à crédit, reste à faire.
Durant des décennies, l’économie française a peiné à créer des emplois dans les phases de reprise ; désormais, sa croissance est très faible, mais elle parvient à générer des postes de travail et s’engage enfin dans une lente décrue du chômage.
Ainsi, en 2019, l’activité n’a progressé que de 1,2 %. En dépit de cette performance décevante, 263 000 nouveaux emplois ont été pourvus. Point positif, ces postes de travail se situent dans le secteur privé. La vitalité des créations d’emplois en période de faible croissance est incontestablement liée aux efforts de baisse du coût du travail depuis 2014 avec l’instauration du CICE puis sa transformation en baisse des charges, ainsi qu’aux réformes du marché du travail et de l’apprentissage engagées depuis 2017. Elle devrait être confortée par la reconfiguration de l’assurance-chômage. La démonstration est ainsi faite que le coût et la surréglementation du travail portent une responsabilité majeure dans le chômage de masse qui s’est installé en France depuis les années 1970.
Pour autant, l’effet de ciseau entre la diminution de la croissance et la hausse de l’emploi renvoie avant tout à une transformation du modèle français qui se rapproche de la situation du Japon, à travers trois traits caractéristiques de la stagdéflation japonaise qui brident la croissance potentielle mais favorisent certaines formes d’emplois : la stabilisation de la population active ; le blocage des gains de productivité qui se traduit par de nouveaux emplois dès que la croissance est positive, au prix cependant de leur précarité et de leur faible rémunération ; enfin l’accélération de la dette publique (100,4 % du PIB) mais aussi de celle des ménages et des entreprises, favorisée par les taux négatifs et le déversement de liquidités par la BCE.
Tout est préférable au chômage, compte tenu de ses effets délétères sur le développement économique mais plus encore sur la cohésion sociale et la citoyenneté. Sa diminution salutaire n’en soulève pas moins des questions, notamment celle de sa pérennité. En effet, l’amélioration du marché du travail ne résulte pas du redressement de la compétitivité mais bien d’une logique malthusienne : être moins nombreux à travailler pour travailler tous. Elle s’accompagne de la poursuite de l’attrition de l’appareil productif. Les gains de pouvoir d’achat qui soutiennent la consommation proviennent non pas de la hausse des salaires mais de dépenses de transfert financées par la dette publique, à l’image des 17 milliards d’euros distribués pour tenter de sortir de la crise des « gilets jaunes ».
L’autre limite provient de la polarisation de l’emploi. D’un côté, les entreprises rencontrent de plus en plus de difficulté à recruter du fait d’une pénurie de travail qualifié. De l’autre, sur 3,5 millions de chômeurs, plus de 1,5 million de personnes recherchent du travail depuis plus de deux ans, ce qui est la marque de leur marginalisation. Les inégalités géographiques se creusent avec la concentration des emplois dans les métropoles, l’Ouest et le Sud-Est.
La reprise de l’emploi et la diminution du chômage soulignent ainsi l’éclatement du système économique qui va de pair avec l’archipellisation de la société. Il existe aujourd’hui au moins trois France : celle du secteur privé qui redémarre dès lors qu’on cesse de l’accabler de normes et de taxes ; celle du secteur public en déshérence, à l’exception de quelques pôles d’excellence de plus en plus isolés ; celle des pans entiers de la population et des territoires en situation d’exclusion qui accumulent les handicaps et dépendent entièrement des transferts d’un État qui se trouvera en situation de défaut lorsque les taux d’intérêt remonteront.
Le marché du travail souligne la difficulté de conduire des politiques économiques cohérentes face à l’éclatement des systèmes de production et des formes d’emploi – formidablement accéléré par la révolution numérique – , face à la désintégration de la société et à la polarisation des territoires. Il met aussi en évidence le grand écart qui se creuse entre la réalité des performances de la France et la restauration de son image auprès des investissements étrangers, dont on sait qu’ils peuvent fuir aussi rapidement qu’ils sont longs à attirer.
Les conclusions sont nettes. La modernisation du modèle français, enfermé dans la spirale malthusienne de la décroissance à crédit, reste à faire. Le retour au plein-emploi est parfaitement possible, mais il exige le redressement de l’appareil de production par un investissement massif dans les technologies numériques et la lutte contre le réchauffement climatique, la restructuration du secteur public, la réintégration des populations et des territoires marginalisés. L’amélioration durable de la croissance et de l’emploi passe donc, comme en 1945, par un nouveau pacte économique et social.
(Chronique parue dans Le Figaro du 10 février 2020)