Le Royaume-Uni et l’UE doivent se repenser dans le contexte instable et dangereux de la démondialisation et de la remontée des menaces géopolitiques.
Au terme de trois ans et demi d’un psychodrame, Boris Johnson a eu le mérite de trancher le nœud gordien. Et ce, comme de juste en démocratie, en donnant la parole aux citoyens. Le verdict des électeurs britanniques a été aussi clair que la ligne du « Get Brexit Done », donnant aux conservateurs la majorité la plus large depuis 1987. Le Brexit est désormais acté et approuvé par la Chambre des communes comme par le Parlement européen.
Pour autant, le Brexit est loin d’être terminé. La négociation du futur cadre des relations sera complexe et difficile et ne pourra pas être conclue avant son terme théorique, fixé au 31 décembre 2020. Sous les quelque 600 accords requis émergent trois grands enjeux.
L’économie tout d’abord, avec la tension entre l’accès au grand marché et la divergence inévitable des régulations. Déjà Boris Johnson brandit la menace de super-taxes, qui n’est guère crédible dès lors que 47 % des exportations du Royaume-Uni sont dirigées vers l’Union contre 9 % des exportations de l’Union vers le Royaume-Uni. La sécurité ensuite, où les risques communs émanant du crime organisé et du cyber, du djihadisme et des démocratures, invitent à maintenir les échanges de données ainsi que la coopération dans les domaines du renseignement, de la police et de la défense. Le positionnement stratégique, enfin, avec le risque de contentieux découlant de la séparation des systèmes de droit au plan économique et de la relation avec les États-Unis au plan diplomatique.
Au-delà, le Royaume-Uni comme l’Union doivent se repenser dans le contexte instable et dangereux de la démondialisation et de la remontée des menaces géopolitiques.
À l’âge d’une histoire universelle dont la maîtrise échappe à l’Occident, e Brexit reste un choix très paradoxal et contradictoire. La volonté de refaire du Royaume-Uni une puissance globale va à l’inverse de la réaffirmation de son insularité. Le projet d’une étroite élite de créer un Singapour-sur-Tamise heurte la volonté de la majorité des électeurs qui se sont prononcés pour davantage de protection. La dérégulation financière, sociale et environnementale est incompatible avec le retour en force de l’État, qui s’incarne dans un plan de 100 milliards de livres en faveur des infrastructures et dans la renationalisation de Northern Rail.
Au Royaume-Uni comme en France, la schizophrénie de la politique économique est pour l’heure masquée par les taux négatifs qui permettent une fuite en avant des dépenses et de la dette publiques. À terme, elle est insoutenable et ne saurait suppléer au traitement des problèmes structurels. Surtout, bien loin du slogan « One nation », le Brexit crée une incertitude majeure sur la cohésion du Royaume-Uni, en relançant la revendication d’indépendance de l’Écosse comme la dynamique de l’unification de l’Irlande. Le choc n’est pas moins important pour l’Union. Sa construction et son projet sont télescopés par le départ fracassant d’un de ses membres clés, constituant son principal centre financier, la cinquième économie mondiale, un foyer académique, scientifique et culturel majeur, le tiers de son potentiel militaire, une capacité d’influence diplomatique adossée à un siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Et ce, au moment où l’Europe se trouve confrontée à des défis redoutables : la japonisation du développement sur fond de déclin démographique et d’atonie de la croissance ; la transformation du grand marché en variable d’ajustement de la guerre commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine ; la désintégration des classes moyennes et la corruption de ses démocraties par le populisme ; l’encerclement par les djihadistes et les démocratures alors que disparaît la garantie de sécurité des États-Unis.
Le choix qui se présente aux Européens est très clair et sera tranché au cours de la décennie 2020. Soit l’Union tire les leçons du Brexit et répond aux attentes de ses citoyens et de ses territoires que l’on dit périphériques mais qui sont en réalité majoritaires, en protégeant ses acquis que sont le grand marché et la zone euro, son État de droit et son espace de libre circulation, en basculant vers un modèle de croissance inclusive, en affirmant sa souveraineté et en prenant en charge progressivement sa sécurité. Soit les forces populistes et leur projet nationaliste, protectionniste et xénophobe l’emportent, entraînant la dislocation de la construction européenne, et avec elle la balkanisation et la marginalisation du continent.
Le Brexit a rendu au Royaume-Uni et aux Britanniques le goût d’affronter le grand large et le monde ouvert du XXIe siècle tout en leur en retirant les moyens. L’Union et les Européens, eux, en ont les moyens, mais il leur reste à en trouver la volonté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 03 février 2020)