La possible élection du leader populiste en Italie devrait interroger l’Europe.
L’Italie est trop souvent négligée. À tort. Elle demeure la troisième puissance de l’Union européenne et constitue un risque systémique pour la monnaie unique comme pour les marchés financiers. Elle détient une position géopolitique clé pour le contrôle de la Méditerranée. Enfin, depuis son unité en 1861, elle a souvent servi de laboratoire politique, inventant le fascisme avec Benito Mussolini, confiant un rôle pivot à la démocratie chrétienne après 1945, participant à la fondation de la construction européenne – dont l’acte de naissance demeure le traité de Rome –, expérimentant la « médiacratie » avec Silvio Berlusconi, puis en laissant la Ligue du Nord (Lega) se transformer de parti régionaliste en force populiste dominante depuis les élections européennes de mai 2019.
Voilà pourquoi il faut prendre au sérieux Matteo Salvini et son projet de conquérir le pouvoir en assumant son statut d’homme fort au prix du sacrifice des libertés. Voilà pourquoi les élections régionales du 26 janvier en Calabre mais surtout en Émilie-Romagne sont décisives.
Dans sa course vers la présidence du Conseil, Salvini a en effet commis une erreur majeure. Cédant à la démesure à la suite de sa percée aux élections européennes, où la Lega a obtenu 34,33 % des voix, il a démissionné du gouvernement pour forcer l’organisation de nouvelles élections. Il a alors sous-estimé la capacité de résistance de la classe et du système politique traditionnels qui, sous la conduite du président Sergio Mattarella, ont mis en place un improbable gouvernement de coalition entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate. À cet échec Salvini n’a pas tardé à réagir. Il a complété son discours hostile aux immigrants – dont le nombre a chuté de 181 436 en 2016 à 15 095 entre juin 2018 et août 2019 – par la défense des entrepreneurs et des salariés, des communautés et des traditions. Il a scellé l’alliance des extrêmes droites, notamment avec les néofascistes de Fratelli d’Italia, lors de la marche sur Rome du 19 octobre 2019, qui a mobilisé plus de 200 000 personnes. Enfin, il déploie une stratégie d’encerclement de la coalition par les régions. Non sans succès puisque, depuis son triomphe en Ombrie le 27 octobre 2019 où il a récolté avec ses alliés 57,5 % des voix, il dirige douze régions – dont la totalité des plus riches –, contre 3 en 2014. Dans cette perspective, le scrutin d’Émilie-Romagne apparaît déterminant. La région, longtemps dominée par Romano Prodi, est à la fois le creuset industriel de l’Italie – ce qui lui permet d’afficher un revenu moyen de 35 800 euros par habitant, contre 17 400 en Calabre, et une situation de quasi-plein-emploi avec un taux de chômage limité à 5,9 % – et la place forte de la gauche depuis 1945. C’est ainsi qu’a éclos à Bologne le mouvement antipopuliste des Sardines. Dès lors, la victoire de la liste de la Lega conduite par Lucia Borgonzoni marquerait une rupture historique, qui pourrait entraîner la chute du gouvernement de Giuseppe Conte, dont la seule ambition reste de se survivre pour éviter de nouvelles élections.
Force est de constater que Salvini conserve l’avantage dans sa confrontation avec les institutions politiques. L’Italie cumule en effet les pathologies qui nourrissent le populisme. Déclin démographique avec la chute de la fécondité à 1,3 enfant par femme, le vieillissement (22 % de la population a plus de 65 ans et 7 % plus de 80 ans), l’exil de 1,2 million de citoyens dans la dernière décennie, dont une majorité de jeunes. Stagnation économique avec une production qui reste inférieure de 7 % à son niveau de 2007 et la désintégration de l’appareil productif dont témoigne la déconfiture de l’aciérie Ilva à Tarente (10 500 emplois et 1,4 % du PIB italien), d’Alitalia ou de Banca Popolare di Bari. Paupérisation de la population, qui a vu son niveau de vie reculer de 10 % au cours de la décennie 2010, réduisant un Italien sur dix à la misère. Explosion de la dette publique, qui atteint 135,7 % du PIB. Creusement des inégalités sociales et territoriales, particulièrement en défaveur du Mezzogiorno, qui a perdu 10,4 % de son PIB depuis 2007 et 2 millions d’habitants en vingt ans. Choc migratoire avec l’installation de quelque 650 000 clandestins. Montée de la violence et de l’insécurité. Impuissance des gouvernements, corruption des dirigeants, que symbolise l’effondrement du pont Morandi à Gênes, emprise persistante des mafias, qui contrôlent environ 10 % du PIB.
Machiavel rappelait que « la soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le cœur de l’homme ». La soif de pouvoir de Salvini va trouver de nombreuses sources pour l’étancher. Elle est par ailleurs servie par la faiblesse et l’incohérence du gouvernement Conte et de la coalition contre nature qui le soutient. En outre, l’Italie, comme la France, est fragilisée par la dégradation de l’environnement international.
La bombe à retardement que représente l’Italie pour l’Europe est désormais moins financière que politique, avec la possible accession au pouvoir de l’extrême droite dans l’un des pays fondateurs de l’Union. La France et l’Europe, au lieu de se détourner, devraient tirer les conclusions de la crise italienne. Le risque populiste continuera à progresser tant que les causes profondes de la colère des citoyens ne seront pas traitées. Le combat contre le populisme passe par une ligne politique claire, par des décisions nettes et par une action effective, qui sont seules à même de désarmer les peurs.
(Article paru dans Le Point du 23 janvier 2020)