En Méditerranée et en Afrique apparaissent d’inquiétantes similitudes avec la dynamique de chaos qui s’est emparée du Moyen-Orient.
La Méditerranée, porte de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, représenta longtemps le centre de gravité de l’Occident, avant de se voir détrônée par l’Atlantique au cours du XXe siècle. Elle fut l’un des enjeux majeurs de la guerre froide, puis disparut de l’horizon stratégique avec la chute du mur de Berlin et la mondialisation qui porta tous les regards vers l’Asie.
La Méditerranée et l’Afrique restent largement impensées par les démocraties. Les États-Unis poursuivent leur retrait. Ils envisagent de fermer la base aérienne d’Agadez, au Niger, qui vient d’être inaugurée et assure un soutien aérien vital à la force Barkhane. Une fermeture qui annonce le démantèlement d’Africa-Com, centre de commandement des opérations antiterroristes américaines sur le continent africain. Du côté européen, la Méditerranée et l’Afrique sont au cœur de la divergence entre les Vingt-Sept sur les priorités stratégiques qui paralyse l’Union, les pays de l’Europe orientale et du Nord privilégiant la seule menace russe. La zone est pourtant déterminante pour la sécurité de toute l’Europe, dont la Méditerranée constitue la frontière sud. Elle se trouve au cœur des risques liés à la démographie, avec la coexistence potentiellement explosive de 466 millions d’Européens et de 4,5 milliards d’Africains en 2100, au changement climatique, à l’effondrement des États, à la fracturation des sociétés, à la mutation de la menace djihadiste, qui se déplace du Levant vers un arc allant du Nigeria à l’Egypte, à la poussée des démocratures et à la décomposition du système international. Or, en Méditerranée et en Afrique, une nouvelle donne est en train d’émerger qui montre d’inquiétantes similitudes avec la dynamique de chaos qui s’est emparée du Moyen-Orient.
La première nouveauté tient à la percée des démocratures, qui comblent le vide laissé par le repli américain. La Chine privilégie le terrain économique, avec le programme des nouvelles routes de la Soie, qui lui a permis de prendre le contrôle d’infrastructures stratégiques de la Corne de l’Afrique jusqu’en Algérie, mais aussi de ports grecs et italiens ou de l’électricité du Portugal, tout en renforçant la présence de sa flotte en Méditerranée. La Russie a rétabli sa domination de la mer Noire depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et effectue un retour en force en Grèce, en Italie à travers le soutien apporté à la Lega de Matteo Salvini, en Egypte et, surtout, en Syrie et en Libye. La Turquie n’est pas en reste, où Recep Tayyip Erdogan revendique la souveraineté sur les ressources gazières au large de Chypre et a annoncé le vote en janvier d’une loi autorisant l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Tripoli, précédées par l’arrivée de mercenaires de la société militaire privée Sadat.
Simultanément, plusieurs foyers de crise connaissent une spectaculaire dégradation. L’Algérie traverse des turbulences sans précédent depuis l’indépendance. Et ce d’autant plus après la disparition du général Ahmed Gaïd Salah. Le régime affronte une double transition très délicate à la tête de l’Etat et de l’armée, alors que la population se dresse plus que jamais contre l’absence de liberté, la ruine de l’économie et la corruption endémique. Cependant, la stabilité de l’Algérie est clé pour la résistance de la Tunisie et du Sahel face à la pression djihadiste. Et son implosion provoquerait une crise migratoire vers l’Europe sans commune mesure avec celle de 2015. La Libye ressemble de plus en plus à la Syrie. Le Sahel présente de son côté, de l’avis même du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, tous les symptômes du syndrome afghan propre aux guerres ingagnables. Le djihad ne cesse de s’étendre du Mali vers le golfe de Guinée tandis que les pertes s’alourdissent pour les forces de l’opération Barkhane et plus encore pour les armées malienne, nigérienne et burkinabée. Le tout sur fond de rejet de la présence militaire française par les populations locales, qui lui imputent l’extension de la violence, les revers militaires et les massacres de civils, les dérives des pouvoirs autoritaires et la hausse de la corruption. La France se trouve ainsi enfermée au Sahel dans le même piège que les Etats-Unis en Afghanistan.
La Méditerranée et l’Afrique, parce qu’elles illustrent la vulnérabilité de la France et de l’Europe, doivent devenir le laboratoire de la refondation de leur sécurité. L’opération Barkhane, même si elle accumule les succès tactiques grâce à l’héroïsme de nos soldats, se trouve enfermée après six ans de conflit dans une impasse stratégique qui ne laissera d’autre choix que le retrait ou une négociation avec les groupes djihadistes, sur fond de surconsommation du potentiel de nos armées. A rebours de la francisation du Sahel, il faut donc « sahéliser » la lutte contre le terrorisme en recentrant notre présence autour de l’équipement, de l’entraînement, du renseignement et de l’appui des armées nationales. Il convient, par ailleurs, d’engager une réflexion sur nos interventions extérieures, dont le bilan, positif en Côte d’Ivoire et au Levant, est pour le moins contestable en Libye, en Centrafrique et au Sahel. L’exemple de la Russie est très instructif qui, à l’inverse des États-Unis qui n’ont pas tiré les leçons de leur défaite au Vietnam, a utilisé les enseignements de son échec afghan en Crimée, en Ukraine et en Syrie, où elle a obtenu des gains stratégiques élevés avec des interventions aussi efficaces que limitées en termes de moyens et d’exposition.
La Méditerranée peut également permettre de surmonter le paradoxe de la défense européenne, aussi indispensable qu’introuvable. Son contrôle, plébiscité par les citoyens européens, est idéal pour passer des mots à l’action et jeter les fondements d’une Union de la sécurité, en développant une capacité européenne de gestion des crises et de réaction urgente. Il constitue aussi un théâtre parfait pour mettre en cohérence l’Otan, la construction d’une autonomie stratégique de l’Europe et l’action des États – y compris le Royaume-Uni après le Brexit –, comme pour imaginer une stratégie globale qui lie les enjeux de sécurité et de développement. Ainsi la Méditerranée, qui fut le berceau de l’Europe et forgea son esprit, peut-elle aujourd’hui devenir l’instrument de la renaissance de sa souveraineté et de sa sécurité ?
(Article paru dans Le Point du 2 janvier 2020)