Avec la réforme des retraites, Emmanuel Macron joue son quinquennat. Mais c’est le redressement du pays qui est en jeu.
Emmanuel Macron a terminé 2018 en voyant sa présidence jupitérienne fracassée par la révolte des gilets jaunes, une crise politique inédite depuis Mai 68, qu’il a provoquée au plan fiscal en assommant les Français de taxes sur les carburants pour compenser la suppression de la taxe d’habitation, au plan politique en mettant en place un pouvoir autoritaire, technocratique et ultracentralisé. Après s’être miraculeusement rétabli grâce au grand débat, il achève 2019 avec un pays bloqué par une réplique des grandes grèves de 1995, qui voit la totalité des syndicats s’opposer à son projet de passage à un système de retraite universelle par points. La France aborde 2020 en marche à pied et la République en marche arrière.
Tout semble opposer le mouvement des gilets jaunes et les grèves de décembre 2019. Le premier a mobilisé la France des exclus et de la périphérie, les secondes la France protégée du secteur public, dont les régimes spéciaux de la SNCF et de la RATP sont le symbole. Le premier était inclassable et insaisissable, sans leader, sans stratégie et sans plate-forme de revendications ; les secondes, qui s’inscrivent dans la lignée de l’histoire sociale française, sont structurées par les syndicats et visent le retrait du projet de réforme des retraites.
Trois points communs rapprochent toutefois ces éruptions. Toutes deux résultent de promesses avancées par Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle, qui n’ont fait l’objet d’aucune évaluation ou étude de faisabilité : les superbes slogans électoraux se sont révélés autant de cauchemars quand ils furent confrontés à la réalité. Toutes deux se sont cristallisées autour de la modification brutale et improvisée de variables fondamentales pour l’économie et la vie quotidienne des Français : le prix de l’essence, décisif pour le pouvoir d’achat, et les retraites, qui constituent l’un des piliers du pacte social. Toutes deux sont indissociables du système de pouvoir personnel et vertical qui a installé un face-à-face frontal et dangereux entre le président de la République et de nombreuses catégories de Français.
Après avoir fait retraite face aux gilets jaunes, en annulant les hausses de taxes sur l’essence puis en engageant 22 milliards d’euros de dépenses publiques supplémentaires pour tenter de désarmer la spirale de la haine et de la violence sociales, Emmanuel Macron a décidé d’engager une périlleuse épreuve de force pour imposer à tout prix son projet de retraite universelle par points.
La réforme des retraites est de fait un des piliers majeurs du projet et de l’aventure politiques d’Emmanuel Macron. Au plan intellectuel, elle se veut le laboratoire de l’Etat providence du XXIe siècle en répondant aux mutations du travail, y compris au service des plateformes numériques, comme des nouveaux maux sociaux liés à la précarité et à l’exclusion. Au plan social, elle devait cristalliser l’alliance avec les syndicats réformistes, notamment la CFDT, devenue la première organisation représentative des salariés en France. Au plan politique, l’ambition d’un changement systémique était censée trancher tant avec la réforme paramétrique effectuée par Nicolas Sarkozy et centrée autour du relèvement de l’âge légal qu’avec les atermoiements de François Hollande. Au plan européen, le choix du système universel par points devait servir de socle pour constituer un front avec les social-démocraties d’Europe du Nord contre le conservatisme allemand. Au plan intérieur, la transformation des retraites devait être la mère de toutes les réformes pour moderniser le modèle économique et social français.
Or rarement un tel capital politique aura été investi au cœur d’une période si difficile dans des conditions aussi aventureuses et avec un tel degré d’amateurisme. Contrairement à la planification méthodique de son bras de fer avec les mineurs par Margaret Thatcher, contrairement aux réformes engagées en Suède, qui furent débattues et mises au point durant une dizaine d’années, le passage à un régime universel par points et le conflit prévisible qu’il suscite n’ont fait l’objet d’aucune anticipation, d’aucune pédagogie ni d’aucune étude d’impact, notamment sur ses effets redistributifs en termes de cotisations comme de pensions. La résonance avec les multiples conflits latents ou ouverts dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la police, des transports ou des professions libérales a été négligée, tout comme le risque d’une déstabilisation supplémentaire des classes moyennes, notamment des cadres, systématiquement mises à contribution alors que leurs droits ne cessent d’être restreints, qu’il s’agisse d’allocations familiales, de chômage ou de retraite. Enfin, le choix des hommes s’est révélé une nouvelle fois calamiteux, comme le montre la démission de Jean-Paul Delevoye, qui a témoigné d’autant de talent et d’expertise pour cumuler les fonctions et les rémunérations que d’indigence dans la gestion du dossier des retraites.
Aujourd’hui, le postulat que la retraite par points réglerait le déséquilibre démographique, le déficit structurel et l’injustice du système actuel se révèle faux. Et la réforme finalement dévoilée par Edouard Philippe sous la pression des grèves laisse subsister de nombreuses incohérences et zones d’ombre : l’âge pivot de 64 ans a fait basculer la CFDT dans l’opposition, alors que cette demi-mesure ne permet pas, contrairement au relèvement de l’âge légal de départ, de rétablir l’équilibre financier des retraites ; en dehors des professions libérales, le flou demeure sur la confiscation des 130 milliards de réserve des régimes excédentaires et du Fonds de réserve pour les retraites, pour financer les déficits de la fonction publique et des régimes spéciaux ; la prise de contrôle des retraites par l’Etat crée une incertitude majeure sur le rôle futur des partenaires sociaux dans la gouvernance du système.
Le plus préoccupant demeure le coût vertigineux de la réforme pour les finances publiques, qui se traduira par une nouvelle envolée de la dette. L’indexation du point sur l’évolution des salaires, l’instauration d’une pension minimale nette de 1 000 euros par mois, les mesures en faveur des femmes, l’extension de la pénibilité impliquent d’augmenter de 13,8 à environ 15 % la part du PIB consacrée aux retraites. La revalorisation du salaire des 900 000 enseignants – destinée à limiter la baisse de leur pension sans contrepartie sur l’organisation et la performance d’un système éducatif qui figure à une médiocre 23e place dans le dernier classement Pisa – représente une charge de 5,4 milliards d’euros pour une hausse de 500 euros par mois, une compensation intégrale impliquant une hausse de 1 500 euros par mois. Enfin, la réforme ne concerne que moins du tiers des agents de la SNCF et de la RATP, dont les régimes spéciaux mobilisent 5,5 milliards d’euros par an, auxquels s’ajoutera, comme en 2008, le coût des mesures catégorielles qui leur seront accordées en toute opacité pour obtenir la reprise du travail.
Après avoir engagé 1 point de PIB pour soutenir le pouvoir d’achat afin de sortir de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron est donc en passe de mobiliser 2 points de PIB de dépenses publiques supplémentaires. Et ce pour une chimère intellectuelle qui occulte la véritable réforme, qui doit, d’une part, reporter l’âge légal pour rétablir l’équilibre démographique et financier vital pour la survie d’un système par répartition et, d’autre part, aligner progressivement secteur public et régimes spéciaux sur le secteur privé pour réduire les inégalités.
Emmanuel Macron joue ainsi à quitte ou double son quinquennat et le redressement de la France, alors même que la situation s’est considérablement dégradée depuis 1995. L’économie, exsangue, a vu sa croissance potentielle ramenée à moins de 1 % et pourrait s’effondrer avec les difficultés du secteur automobile ou en cas de nouvelle secousse financière. Les gains de productivité sont désormais nuls et le chômage touche 8,6 % de la population active, quand presque tous les pays développés ont renoué avec le plein-emploi. Les classes moyennes sont laminées et la société, en voie d’atomisation, est gangrenée par la violence. Enfin, la France, du fait des sorties intempestives d’Emmanuel Macron sur la gouvernance de l’Union et de l’euro ou la « mort cérébrale »de l’Otan, se retrouve totalement isolée en Europe et dans le monde.
Surtout, alors que la dissolution ratée de 1997 avait provoqué une alternance au profit de la gauche républicaine conduite par Lionel Jospin, il n’existe plus d’alternative démocratique. Le postulat que Marine Le Pen ne peut être élue en 2022 est d’autant plus faux que le mouvement des gilets jaunes a réalisé la fusion sociologique et politique de l’extrême droite et de l’extrême gauche. En prenant soin de donner une bonne raison à chaque Français de le détester, Emmanuel Macron suit la voie fatale empruntée par Nicolas Sarkozy. Il prépare l’accession à l’Elysée d’une personnalité qui ne dispose d’aucune des qualités pour exercer la fonction de chef d’Etat. Or il s’agit désormais de Marine Le Pen, avec pour enjeu le destin de la République et de notre démocratie.
Emmanuel Macron n’a d’autre choix que d’effectuer un bilan de son action à mi-mandat et de réviser tant ses objectifs que son mode d’exercice du pouvoir. Depuis 2017, le monde et l’Europe ont été bouleversés par le tournant nationaliste, protectionniste et isolationniste des États-Unis, qui a enclenché un cycle de démondialisation, par la montée des risques géopolitiques sur les démocraties et sur l’Europe, par la poussée des populismes. Le programme présidentiel improvisé en 2017 dans un contexte marqué par l’amélioration de l’environnement économique, la réduction des menaces politiques et la possibilité d’une relance rapide de l’Europe est caduc. Le pari de faire porter le redressement de la France par la reprise mondiale et la transformation de la gouvernance de la zone euro est mort-né.
Part de responsabilité. Au plan politique, Emmanuel Macron doit se poser sérieusement la question de savoir s’il veut rester dans l’Histoire comme le président de la Ve République qui porta l’extrême droite au pouvoir. S’il souhaite se représenter avec des chances de succès en 2022, il ne peut échapper à la redéfinition d’un pouvoir qui l’a coupé des Français et des Européens, des élus et des relais d’opinion, des médias et de l’Université.
L’examen de conscience qui s’impose n’est pas limité au président de la République. Droite et gauche républicaines, syndicats, médias, intellectuels, citoyens, tous sont confrontés à un choix cardinal, dont l’importance tranche avec la routine médiocre dans laquelle s’est engluée la vie politique française. Au-delà des erreurs stratégiques et des fautes de comportement d’Emmanuel Macron, jusqu’à quel point sommes-nous prêts à laisser la colère et le ressentiment l’emporter, au risque de faire le jeu de l’extrême droite ? Au moment où l’Histoire accélère et où la démocratie se trouve de nouveau en balance, quelle est la part de responsabilité dont aucun citoyen ne peut s’exonérer dans la situation de la France et quelle est la part d’engagement requis de chacun pour la redresser ?
Elie Halévy rappelait que « la sagesse ou la folie de nos hommes d’État est purement et simplement le reflet de notre propre sagesse ou de notre propre folie ». L’égocentrisme, la légèreté et l’arrogance d’Emmanuel Macron ne sont-ils pas aussi le reflet de chacun de nous, aussi prompts à refuser tout changement qu’à vivre aux dépens du voisin et des générations futures à travers la dette publique, aussi inspirés pour donner des leçons aux autres Européens qu’incapables de traiter les problèmes qui minent notre pays depuis quatre décennies, aussi intraitables pour la défense de nos acquis que complaisants envers la violence et le dépérissement de l’État de droit ?
Il est temps pour Emmanuel Macron de se soumettre au principe de réforme permanente auquel il demande aux Français de se convertir. Il est temps pour les Français de cesser de tout attendre d’un homme ou d’une femme qui se proclament providentiels, d’admettre que le redressement de la France reste devant nous et qu’il ne dépend que de chacun de nous.
(Chronique parue dans Le Point du 19 décembre 2019)