La République islamique et son empire, fondés dans le sang, ne se maintiennent que par le sang.
Quarante ans après la révolution qui vit la chute du Chah et la fondation de la République islamique, l’Iran donne raison à Victor Hugo qui soulignait que « les empires conquérants meurent d’indigestion ». Non seulement la théocratie iranienne n’a pas disparu mais elle a créé, à la faveur des errements de la stratégie américaine, un empire chiite qui en fait la principale puissance régionale du Moyen-Orient.
Profitant du chaos provoqué par l’intervention des États-Unis en Irak en 2003 puis de leur désengagement d’Irak et de Syrie, l’Iran a réussi à constituer un vaste Chiistan, qui s’étend du Liban à l’Afghanistan et qui lui assure un rôle dominant au Moyen-Orient. Les guerres du Liban, et notamment l’occupation du sud du pays par Israël jusqu’en 2000, permirent au Hezbollah de jouer sur la structure confessionnelle de l’État libanais pour en prendre le contrôle. Simultanément, le Hamas étendait sa domination sur Gaza, annexant la question palestinienne. L’engagement massif de la Force al-Qods et du Hezbollah dès 2011 assura la survie du régime de Bachar el-Assad. Enfin, les milices chiites jouèrent un rôle décisif en 2014 pour arrêter l’offensive de l’État islamique sur Bagdad puis pour reconquérir l’Irak.
La politique de confrontation suivie par Donald Trump depuis 2016 n’a fait que renforcer Téhéran au plan militaire et stratégique. La sortie des États-Unis de l’accord de Vienne du 14 juillet 2015 sur le nucléaire, loin de faire plier la République islamique, l’a conduite à une surenchère dans la tension dont elle sort pour l’heure en vainqueur.
L’expansion impériale de l’Iran, adossée au retour en force de la Russie au Moyen-Orient, n’a pas rencontré d’autres obstacles au plan géopolitique que les frappes d’Israël sur ses bases syriennes. Elle est cependant touchée de plein fouet par la révolte des peuples : en Iran même, du fait de la crise économique et sociale comme de l’usure du régime de mollahs ; au Liban et en Irak, en raison de la revanche du sentiment national sur la foi chiite.
Les émeutes qui ont éclaté le 15 novembre dans une centaine de villes iraniennes en réaction à la hausse du prix de l’essence ont été d’une violence inouïe. Elles ont plongé le pays dans une atmosphère de guerre civile, faisant plus de 200 morts et 4 000 blessés tandis qu’au moins 5 000 personnes étaient arrêtées. Comme en 2017-2018, la protestation n’a pas été limitée aux classes moyennes urbaines mais a mobilisé aussi la partie la plus conservatrice et la plus déshéritée de la population, qui constitue la base politique et sociologique du régime.
La première raison du soulèvement est la crise d’une économie fondée sur la rente pétrolière, aggravée par les sanctions américaines. Mais les Iraniens sont aussi de plus en plus hostiles à la gérontocratie des mollahs et frustrés par le coût financier et humain acquitté pour la surenchère nucléaire et la survie de l’empire chiite.
Simultanément, la révolte s’intensifie en Irak et au Liban. En Irak, les émeutes gagnent l’ensemble des villes et la violence se généralise, alors que les affrontements ont déjà fait plus de 420 morts parmi les manifestants. Surtout la population chiite s’affirme comme le cœur de la contestation, protestant contre la crise économique mais aussi contre la corruption endémique. Au Liban, la population chiite est en première ligne dans la mobilisation, dénonçant, à travers l’État confessionnel, l’emprise du Hezbollah et de Téhéran sur le pays et ses dirigeants, du général Aoun à Saad Hariri.
Sur tous ces fronts, la réaction de l’Iran a consisté à écraser les contestations, en déployant une force maximale, afin de rétablir l’ordre par la terreur. Cette stratégie sera sans doute payante à court terme mais masque des faiblesses majeures qui rattraperont tôt ou tard la République islamique et feront éclater son empire : sous-développement économique et social qui juxtapose des pays riches (Iran et Irak) et des populations exsangues ; rejet croissant de régimes autoritaires et corrompus par les sociétés civiles ; force des sentiments nationaux et volonté des peuples de retrouver leur indépendance et leur dignité en s’émancipant de la théocratie comme de la domination impériale de Téhéran.
L’Iran, tout comme l’Arabie saoudite, doit engager la conversion d’un modèle économique fondé sur la rente pétrolière et d’un modèle politique autocratique fondé sur la confusion du politique et du religieux. Or sous ses succès stratégiques, le régime des mollahs est en train de faire la démonstration de son incapacité à se réformer. La République islamique et son empire, fondés dans le sang, ne se maintiennent que par le sang. À long terme, ils finiront comme l’Union soviétique : après le communisme, les peuples boiront l’islamisme chiite comme le buvard boit l’eau.
(Chronique parue dans Le Figaro du 02 décembre 2019)