Les élections législatives du 12 décembre prochain marquent le retour en force de l’État et des dépenses publiques.
Le Royaume-Uni a souvent anticipé les grands tournants de politique économique. À la fin du XIXe siècle, il prit ses distances avec le libre-échange ; après le krach de 1929, il inaugura les dévaluations compétitives en suspendant dès septembre 1931 la convertibilité de la livre en or ; après la Seconde Guerre mondiale, il servit de modèle pour la mise en place des États-providence dans la lignée du rapport Beveridge de 1942.
En 1979, les réformes de Margaret Thatcher lancèrent le cycle de la mondialisation libérale. À l’inverse, les élections législatives du 12 décembre prochain marquent le retour en force de l’État et des dépenses publiques. La configuration de la campagne est inédite. Pour les tories, Boris Johnson centre sa campagne autour du Brexit avec pour mantra « Let’s get Brexit done ». Ceci lui a permis d’obtenir le soutien du Brexit Party de Nigel Farage qui a retiré ses candidats dans les 317 circonscriptions détenues par les conservateurs. Simultanément, il affiche sa rupture avec le respect des équilibres budgétaires, en prévoyant notamment d’investir 26 milliards de livres dans le service national de santé (NHS).
La rupture est encore plus spectaculaire du côté du Labour de Jeremy Corbyn qui, tout en continuant à cultiver l’ambiguïté sur le Brexit, enterre le thatchérisme comme le blairisme avec le programme économique et social le plus radical depuis Michael Foot. Les dépenses publiques augmenteraient de 83 milliards de livres, en raison notamment de la hausse de 5 % des salaires dans le secteur public, de l’affection de 30 milliards supplémentaires au NHS, de la gratuité des soins dentaires et des inscriptions à l’université. Les secteurs du rail, de l’eau, de la poste, des réseaux de gaz, d’électricité et de télécommunications ont vocation à être renationalisés. Le tout serait financé par l’augmentation des impôts.
Les libéraux-démocrates promettent pour leur part d’interrompre le Brexit, tout en prévoyant de redistribuer quelque 50 milliards de livres économisées par la décision de rester dans l’Union, sous la forme de 7 milliards pour le NHS, du recrutement de 20 000 enseignants et de la gratuité des crèches. Parallèlement serait engagé un plan d’investissement de 130 milliards dans les infrastructures et la lutte contre le réchauffement climatique.
Les élections britanniques rappellent que le Brexit reste une histoire sans fin. Mais elles témoignent aussi d’un changement d’ère qui, au-delà du Royaume-Uni, concerne toutes les démocraties. Plusieurs bouleversements pointent sous le scrutin. La polarisation et la radicalisation des partis et de l’électorat tout d’abord, avec la disparition des candidats modérés qu’illustre la décision de 26 des 43 députés conservateurs centristes de ne pas se représenter. La dégradation des institutions démocratiques, avec le risque d’un nouveau Parlement bloqué. L’enterrement du libéralisme et de la maîtrise financière, puisque les dépenses publiques, ramenées à 37 % du PIB dans les années 2000, remonteraient autour de 41 % du PIB avec les tories et 45 % du PIB avec le Labour. La fragmentation de la nation enfin qui fait écho au chaos du monde, interdisant l’émergence d’un nouveau modèle en raison des tensions entre le projet de Global Britain et la fermeture des frontières, le retour en force de l’État et la stratégie visant à créer un Singapour sur Tamise.
La crise britannique est riche d’enseignements pour les démocraties. Le Brexit n’est pas la cause mais la conséquence de la décomposition de la nation britannique et du système politique, dont l’Europe n’est que le bouc émissaire. La logique de l’affrontement entre une droite convertie au nationalisme et à l’étatisme et une gauche radicale ayant rompu avec la social-démocratie acte la rupture avec le libéralisme et gagne l’ensemble des démocraties, à commencer par les États-Unis où elle devrait structurer l’élection présidentielle de 2020. Quel que soit le résultat du scrutin du 12 décembre, il est peu probable qu’il donne naissance à une majorité et un gouvernement capables de conduire à bien tant le Brexit que la reconstruction de la nation britannique.
La démondialisation amplifie les maux des démocraties au lieu de leur porter remède. Le Royaume-Uni comme les démocraties se trouvent désormais dans la situation décrite par Churchill en 1930 : « Nous voyons à présent notre peuple douter de sa mission et de ses principes, allant sans but, dérivant au gré des marées et d’un océan profondément perturbé ; la boussole a été endommagée, les cartes sont périmées, l’équipage prend à tout de rôle la place du capitaine, et chaque capitaine doit procéder, avant chaque coup de barre, à un scrutin non seulement parmi les membres de l’équipage, mais encore parmi un nombre toujours croissant de passagers. »
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 novembre 2019)