Les entreprises sont de plus en plus réticentes à se faire coter. Un mauvais signe pour l’économie.
Les tempêtes financières éclatent souvent dans un ciel d’azur. C’est très exactement la situation aujourd’hui. D’un côté, les Bourses mondiales enchaînent les records historiques, de l’autre, la croissance mondiale subit un ralentissement synchronisé sous l’effet des mesures protectionnistes. La paralysie de l’activité industrielle s’étend aux services et l’investissement productif s’est effondré. Les profits ont chuté de 4,1 % en un an aux Etats-Unis alors que l’endettement des entreprises explose.
L’envol des marchés d’actions relève donc d’une grande illusion qui masque le malaise des investisseurs. Sous l’ascension des cours pointe en effet une désaffection croissante pour les actions. Les introductions en Bourse sont à l’arrêt, les fusions en recul de 15 % depuis le début de l’année et les entreprises cotées rachètent massivement leurs actions (plus de 1 000 milliards de dollars pour le S&P 500 en 2018). Surtout, la fuite hors de la Bourse s’emballe : en dix ans, le nombre d’entreprises cotées est passé de 8 000 à 4 300 aux États-Unis et de 10 000 à 8 000 en Europe.
Alors que la Bourse doit être au service de l’économie, c’est désormais l’économie qui est au service de la Bourse. Les entreprises, loin de lever des fonds pour financer leur développement, arrosent leurs actionnaires de dividendes. La valorisation des entreprises est faussée par le rétrécissement du marché et par l’afflux de liquidités qui alimentent une bulle spéculative des cours sans rapport avec la valeur des sociétés. Enfin, l’anticipation de la conjoncture se trouve biaisée par le surplomb politique, les marchés ne tenant plus compte des données économiques.
Les raisons du dépérissement de la Bourse sont évidentes. Tout d’abord, les coûts de la cotation ont explosé avec le renforcement des réglementations, quand les avantages pour les entreprises ont disparu puisque les exigences de retour vers les actionnaires interdisent la conduite de stratégies de long terme et pénalisent la recherche comme les opérations de croissance externe. Ensuite, le private equity, qui mobilise aujourd’hui plus de 2 000 milliards de dollars, offre une solution en apparence idéale en mettant à la disposition des entreprises d’immenses ressources financières pour investir et réaliser des acquisitions. Et ce avec des taux de rendement largement supérieurs aux principaux indices boursiers. Enfin, les stratégies d’assouplissement quantitatif du crédit poursuivies par la Fed depuis 2009 et la BCE depuis 2014 ont créé une bulle des dettes publiques et privées, quasiment gratuites, au détriment des marchés d’actions.
Loin de stabiliser le capitalisme, l’euthanasie des marchés d’actions participe à la préparation de la prochaine secousse financière, qui s’annonce dévastatrice. Elle alimente l’inflation des actifs, gonfle la bulle des dettes privées avec la multiplication des entreprises sous-capitalisées et surendettées. Elle crée un risque systémique de liquidité puisque les fonds de private equity, contrairement aux Bourses, n’offrent pas la capacité de vendre ou d’acheter rapidement des actifs.
La prochaine explosion viendra ainsi probablement des fonds de private equity investis dans la technologie. Le conglomérat japonais Softbank, qui a investi 97 milliards de dollars dans des sociétés qui ne présentent aucun espoir de rentabilité, en donne le signal d’alerte. Il vient de prendre, en catastrophe, le contrôle de WeWork après l’échec de son introduction en Bourse, au prix d’une chute de sa valorisation de 100 à 8 milliards de dollars.
La fragilité des marchés boursiers et la dégradation de la situation financière des entreprises devraient pousser les gouvernements et les banques centrales à se mobiliser. Il revient aux banques centrales de sortir de l’argent gratuit – une aberration dans un environnement d’expansion et de plein-emploi – et à la BCE de mettre fin aux taux négatifs – qui broient le secteur financier et les épargnants. Mais l’effort principal incombe aux gouvernements afin d’accélérer l’adaptation des modèles économiques à la révolution numérique et à la transition écologique. À l’Union européenne d’achever l’union bancaire et des marchés de capitaux. Aux démocraties de renforcer la surveillance des risques systémiques liés à la finance de l’ombre et au private equity.
Face à la remontée des risques économiques et géopolitiques, revenons à Maurice Allais, qui rappelait que « la création de monnaie par le crédit est le cancer qui ronge les économies de marché et de propriété ». Or le meilleur antidote à l’inflation de la dette pour les entreprises reste la discipline des marchés d’actions.
(Chronique parue dans Le Point du 21 novembre 2019)