Facebook est allé trop loin en lançant sa monnaie privée. Aux États de préparer leur riposte.
Le libra, projet de monnaie virtuelle promu par Facebook, est le symbole du renversement du rapport de force dans le secteur numérique à l’avantage des Etats. Le contrôle étatique a toujours été la norme en Chine et en Russie, où les géants techno logiques sont les bras armés numériques du capitalisme totalitaire de Pékin ou de la démocrature moscovite. Il en allait autrement dans le monde démocratique, où l’industrie numérique s’est construite autour d’un rêve libertaire excluant toute régulation publique. Puis le développement du numérique en dehors du droit a tourné au cauchemar entre les mains monopolistiques des Gafam.
Facebook, qui accumule les défaillances dans la protection des données des utilisateurs de ses messageries, incarne cette Silicon Valley déréglée. Comble du cynisme, Mark Zuckerberg a appelé à l’intervention des gouvernements au moment même où, avec le libra, il attaquait frontalement le secteur financier, les banques centrales et les États puisque l’émission de monnaie constituait jusqu’alors un privilège régalien. Il est allé cette fois trop loin. Son ambition n’est rien d’autre que de créer une monnaie privée mondiale. Adossé au réseau des 2,7 milliards d’utilisateurs des messageries opérées par Facebook, le libra entend ouvrir l’accès aux services de paiement, de transfert puis de placement financier à 1,7 milliard d’adultes exclus du système bancaire traditionnel. Il se distingue ainsi des cryptomonnaies – le bitcoin ne mobilise que 30 millions de personnes autour d’un marché d’environ 200 milliards de dollars – par sa taille, par sa nature d’actif stable et non spéculatif, par la gestion de la chaîne de bloc au sein d’une organisation centralisée, fermée et opaque.
Le moment choisi paraissait idéal. L’impopularité des banques reste à son zénith depuis le krach de 2008. Les États sont surendettés et les banques centrales de plus en plus contestées dans leur indépendance comme dans leur stratégie d’expansion monétaire à tout prix. Les régulateurs sont nombreux et divisés face à un objet non identifié, à la fois moyen de paiement, monnaie, instrument de change et actif financier. Enfin, l’innovation financière est stratégique dans la guerre technologique engagée par les Etats-Unis contre la Chine. Mais rien n’a fonctionné comme prévu. Le libra a provoqué ce que les Gafam avaient toujours réussi à éviter : une révolte coordonnée des dirigeants politiques et des régulateurs mondiaux, et ce en raison des risques du projet en termes de concurrence, de sécurité, de liberté et de souveraineté, que Facebook a sciemment minimisés.
Le libra présente des difficultés majeures. Conçu pour la facilité et le faible coût de son usage par les consommateurs, il crée un monopole privé des paiements numériques mondiaux et laisse à Facebook les mains libres pour collecter et exploiter les données hautement sensibles sur les paiements qui ne seront pas couvertes par la confidentialité. Le système n’offre aucune garantie contre la fraude, les opérations de blanchiment ou le financement du terrorisme, et s’inscrit en apesanteur par rapport à la fiscalité des États. Son développement entraînera mécaniquement la hausse du change et la baisse des taux d’intérêt pour les devises qui lui servent de référence. Cette monnaie virtuelle mondiale, placée hors de portée de l’autorité des banques centrales et des régulateurs, à l’exception des États-Unis et de la Suisse, où doit être située la fondation chargée d’en garantir la stabilité, constitue enfin un défi sans précédent pour la souveraineté des Etats, particulièrement ceux dont la monnaie est faible.
Le libra ne verra pas le jour dans sa version originelle. Il bute en effet sur ce qui constitue le fondement ultime de la monnaie : la confiance. Plus encore que les banques centrales ou les institutions financières, Facebook n’a cessé d’apporter la preuve de son manque de responsabilité, d’éthique et de respect de ses utilisateurs. Or, sans confiance, il n’est pas de monnaie soutenable.
Le libra a joué un rôle d’électrochoc. Aux États-Unis, plusieurs candidats démocrates – dont Elizabeth Warren – ont placé au cœur de leur programme le démantèlement des Gafam. Les régulateurs sont passés de l’apathie à l’activisme, sous la forme d’investigations simultanées du département de la Justice, de la Commission fédérale du commerce, du Congrès et des procureurs de 47 États. En Europe, l’Allemagne, la France et l’Italie ont interdit le libra sur leur territoire. Le libra est symbolique de l’entrée en force des Gafam dans les politiques et l’espace publics, où la disruption porte aussi sur les modes de régulation. La réaction des Etats ne peut se limiter à l’interdiction, et ce d’autant que la Chine, qui a interdit en 2017 les monnaies numériques, accélère son projet de cryptoyuan sous le contrôle de sa banque centrale et en lien avec Alibaba et Tencent. La Russie travaille à la création d’un cryptorouble.
L’Union européenne doit donc mettre en place une stratégie mêlant un investissement massif dans les infrastructures de 5G et l’industrie numérique, favorisé par les taux d’intérêt négatifs, ainsi qu’un contrôle renforcé sur les Gafam au titre de la concurrence et de la protection des données personnelles. Parallèlement, il revient à Christine Lagarde, à l’occasion de la révision de la stratégie monétaire de la BCE, de proposer le lancement d’un crypto-euro, instrument de souveraineté déterminant. L’Europe ne peut plus se cantonner à la régulation et à l’éthique du numérique ; elle doit en devenir un acteur à part entière.
(Chronique parue dans Le Point du 07 novembre 2019)